Est-on libre d’être libres? D’une révolution à l’autre

ImageDans le cadre de la 46e édition du Festival d’Automne, le Théâtre de la Bastille – admirablement dirigé par Jean-Marie Hordé – propose au public le deuxième volet de la trilogie Des territoires, conçu par Baptiste Amann, acteur formé à l’Ecole régionale de Cannes et qui se mesure, pour la deuxième fois, avec une mise en scène

 

Le théâtre, situé au 76, rue de la Roquette, non loin de la Place de la Bastille, n’a jamais cessé – dès sa naissance en 1982 – d’être un espace artistique très novateur et indépendant, bien qu’il soit soutenu par l’Etat, la ville de Paris et la Région Île de France. La pièce à laquelle on a eu la chance d’assister, merveilleusement jouée par Solal Bouloudnine, Nailia Harzoune, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Anne–Sophie Sterck, Lyn Thibault et Olivier Veillon, ne fait que confirmer la réputation de théâtre expérimental et politiquement engagé. L’ambitieux projet de Amann s’articule autour d’une question centrale évoquée par tous les trois volets qui forment la trilogie : quel type de révolution connaîtra le XXIe siècle? LE metteur en scène choisit de l’aborder de façon non–linéaire, parfois surréaliste ou onirique, mêlant le plan de la chronique sociale actuelle avec celui de l’utopie politique.

Le spectateur se trouve confronté à la vie d’une fratrie issue de la classe moyenne, brusquement frappée par la perte des parents, habitant une résidence de logement HLM. Mais où et quand l’action se déroule–t–elle ? Il nous est impossible de répondre : tout se passe au-delà d’un espace et d’un temps précis. Une cité peu radieuse, un quartier qui ressemble à un non-lieu, une famille banale dans une banlieue quelconque. Territoires de la géographie ou bien territoires de l’âme ? Brecht et Freud auraient beaucoup à nous apprendre là–dessus… La scénographie de Gaspard Pinta, aussi bien que la création sonore de Léon Blomme, produisent un effet de distanciation (Verfremdungseffekt) et de dépaysement (Unheimliche) dans le public, qui est appelé à brouiller le dehors et le dedans, suivant les mouvements de la tente noire qui se trouve devant lui. Chacune des trois pièces dure un jour, tout en étant pourtant traversée par un anachronisme : le premier volet « Nous sifflerons la Marseillaise… », portant sur les thèmes de la famille et du deuil, est lancé en arrière jusqu’à la Révolution Française ; le deuxième « … D’une prison à l’autre… », où les cris de la révolte sociale secouent l’existence des frères affligés par la mort des leurs parents, évoque l’expérience révolutionnaire de la Commune datée de 1871; le troisième « … Et tout sera pardonné », encore en voie d’élaboration, ouvrira une fenêtre sur la Révolution algérienne. Amann vise à mettre en perspective les enjeux sociétaux contemporains avec ceux qui ont été au cœur des trois siècles précédents afin de susciter une réflexion complexe sur la question non résolue du déterminisme sociale. Marx disait : “Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il s’agit désormais de le transformer”… mais, peut–on vraiment changer le monde ou bien doit–on subir les conditions sociales et économiques dont on est les héritiers?

Dans le premier volet on explore la micro–histoire des frères qui se souviennent de leur passé, du quartier où ils ont vécu, et qui sont amenés à prendre une décision sur la vente de leur maison d’enfance. Amann nous invite à nous demander, donc, si la mémoire aussi bien que le legs, doivent être gardés ou cédés à jamais, alors que dans le deuxième il nous conduit au niveau macro-historique. Un projet d’extension du centre commercial prévoit le rachat de la zone pavillonnaire au profit de la construction d’un parking souterrain. L’esprit du capitalisme menace la liberté des habitants, tandis qu’un esprit de révolte se diffusant dans la ville vise à réaffirmer les droits du peuple résident dans le quartier. Tout à un coup, grâce à un échange de répliques à la fois ironique et bouleversant, les six personnages du récit – y compris les cinq frères – se métamorphosent dans les figures réelles et fantasmées de la Commune : Théophile Ferré, Gustave Courbet, Elisabeth Dmitrieff, Elisée Reclus, Marie Ferré et Louise Michel. Quels que soient les principes égalitaires qui l’inspirent, la passion communarde est écrasante : ses adeptes en sont totalement soumis, au point que la quête aveugle de la liberté s’impose comme un nouvel absolu. L’anarchie prédiquée par les révolutionnaires est-elle la solution ? Le monde tel qu’il est, avec toutes ses hiérarchies sociales et ses inégalités, n’est pas du tout juste, mais l’égotisme sans mesure des communards non plus, au point qu’il risque de devenir une prison encore plus étouffante. Voici, donc, les sujets touchés par Baptiste Amann, auteur et metteur en scène de cette trilogie qu’il faut lire à différents niveaux : anthropologie de la fratrie aux temps modernes (l’un des frères est adoptif, tandis qu’un autre est fortement handicapé) ; psychanalyse de la perte et du deuil (l’enterrement des parents et le rapport à l’héritage) ; sociologie des banlieues trop souvent mal connues, voire refoulées par les médias, et pourtant pleines de désespoir ; et, pour finir, comme une histoire des révolutions qui nous amène à nous demander si elle a une fonction utopique ou dystopique.

Le volet à venir sera intitulé : « … Et tout sera pardonné… ». Après le “déni” examiné dans le premier et la “colère” abordée dans le deuxième, enfin, la “réconciliation”. On ne sait que vaguement ce dont il traitera, mais la structure dialectique de la trilogie nous donne à penser… D’abord, la réalité défie nos désirs et nos projets: le déni est la réponse immédiate aux traumatismes qu’elle nous apporte. Ensuite, le refus de s’adapter alimente l’énergie vitale de la colère. Celle-ci peut prendre toute direction, à savoir nous projeter en avant, vers un nouvel équilibre, ou bien en arrière, vers la défaite et l’autodestruction. Pour finir, la réconciliation. Mais que faut-il entendre par ce terme-là ? Retourner à l’état des choses qui précède le désastre destructeur ? Accepter de ne pas pouvoir tout changer, car la seule chose à faire est de remonter quelques morceaux de la réalité ? Une synthèse, où toute contradiction soit dépassée et le progrès de l’esprit humain garanti, paraît impossible. Qu’est-ce que c’est, alors, la réconciliation ? Pour le savoir, il ne reste plus qu’attendre la conclusion de la trilogie.

Le spectacle a eu lieu :
Théâtre de la Bastille
76, Rue de la Roquette – Paris
du 4 novembre au 25 novembre 2017 à 21h, relâche les dimanches et le samedi 11 novembre

Le Théâtre de la Bastille a présenté :
Des territoires (… D’une prison à l’autre…)
metteur en scene Bapstiste Amann
assistanat à la mise en scène Sarajeanne Drillaud
avec Solal Bouloudnine, Nailia Harzoune, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Anne–Sophie Sterck, Lyn Thibault
le texte de la pièce est publié aux Éditions Théâtre Ouvert/Tapuscrit
durée : 2 h 00

www.theatre-bastille.com