Entre la vie et l’art : l’amour tzigane de Janáček

TnpLe TNP de Villeurbanne, en partenariat avec l’Opéra de Lyon, a accueilli l’opéra de chambre Journal d’un disparu de Leoš Janáček enveloppé dans la dure et étrange mise en scène d’Ivo van Hove. Une œuvre musicale imprégnée d’amour mais imperméable à tout sentimentalisme

Les surprenants liens entre la vie et l’art contribuent à fomenter une liberté anarchique capable de briser toute structure sociétale. Lorsque en 1916 l’attention du compositeur tchèque Leoš Janáček est attirée par les quelques poèmes anonymes (durant les années 1990 on découvrira qui étaient l’œuvre de l’écrivain valaque Josef Kalda) intitulés De la plume d’un paysan autodidacte publiés dans le quotidien de Brno Lidové noviny, son esprit doit sentir un mouvement intérieur d’intense plaisir, estimant que l’histoire d’amour entre le paysan Janíček et la tzigane Zefka puisse être un terrain fécond pour bâtir une petite œuvre musicale. Pendant l’été de l’année suivante, la rencontre avec la jeune Kamila Stösslová vient se déposer sur ce projet comme un voile existentiel, formant l’excroissance vitale de cette composition.

Journal d’un disparu devient donc un travail de transfiguration au cœur d’un amour interdit et moralement condamnable entre un compositeur célèbre, âgé et marié et une jeune femme, elle aussi mariée et mère de deux enfants. Le récit cru et direct, qui possède la forme de l’inquiétude sentimentale, est accompagné par une musique extrêmement riche, dont les structures évitent toute boursouflure pour se consacrer à une vision effective. Lada Valešova interprète élégamment la musique de Janáček : la pianiste soulignant le caractère d’agnition des hiatus, leur valeur de prise de conscience d’un amour qui résiste à toute tentative, même celles des protagonistes, d’étouffement. La composition musicale est symptomatique dans ce sens : il y a une nécessité résistante de l’amour, impossible à réglementer ou à canaliser.

La scénographie et les lumières de Jan Verseyveld s’incrustent dans le froid univers d’Ivo van Hove: un laboratoire photo baigné dans une lumière vespertine où Persona de Bergman et Blow Up d’Antonioni (les deux réalisateur meurent le même jour : le metteur en scène veut nous dire quelque chose ?) cohabitent. Le développement d’une photo (le visage de Zekfa) est vécu comme une naissance, une montée à la surface qui va de même avec la prise de conscience de cet amour nécessaire. L’acteur et les chanteurs agissent à l’intérieur de ce monde comme les personnages de Beckett. Chaque mouvement est étudié à la perfection et relate de son indispensabilité interne, tandis que sa compréhension externe nous est complétement refusée.

Si Janáček affirme que « chaque son, c’est un déferlement de passion », dans Journal d’un disparu présenté au TNP de Villeurbanne nous pouvons affirmer que chaque mouvement est doté d’un sens profond. Mais il s’agit d’un sens qui reste imperméable à son entendement, voire à sa lecture. Nous avons donc apprécié cette mise en scène essentielle dans son hermétisme, poignante dans sa nudité, parfaite pour accueillir les petit poèmes musicaux du compositeur tchèque.

Le rôle de Janíček est revenu à un Peter Gijsbertsen impeccable. Précis, mais nullement calculé, le ténor néerlandais est transfiguré dans le chant terriblement fascinant de la langue valaque. Douloureux et escorté par Gijs Scholten van Aschat, père/alter-ego de Janíček dont la preuve d’acteur a était convaincante.

Marie Hamard a interprété le rôle de la tsigane Zefka avec une grande intelligence scénique et la dotant d’un chant profond et incisif. La retenue sentimentale de la jeune femme s’est traduite dans une approche premièrement froid au personnage, pour enfin parvenir à une interprétation fascinante et réussie. Un chant ombreux, parfois dissonant : le mezzo-soprano a été la voix de ce qu’il y a de douloureux dans le lâcher prise de la passion amoureuse. Excellente.

Dissimulées à la vue, les trois autres voix féminines ont donné à l’auditeur l’impression d’être plongé dans l’histoire du théâtre et de prodromes de l’opéra, restituant des sensations de l’ancien théâtre grec. Un chœur essentiel.

Spectacle vu le samedi 10 février 2018

Le spectacle a eu lieu :
Théâtre National Populaire – Grand théâtre, salle Roger-Planchon
8 place Lazare-Goujon – Villeurbanne
jeudi 8, vendredi 9, samedi 10 février 2018 à 20h, dimanche 11 février à 15h30

L’Opéra de Lyon et le Théâtre National Populaire ont présenté :
Journal d’un disparu
de Leoš Janáček
mise en scène Ivo van Hove
en tchèque, surtitré en français
scénographie Jan Versweyveld
dramaturgie Krystian Lada
costumes An D’Huys

avec
Peter Gijsbertsen tenor
Marie Hamard mezzo-soprano
Gijs Scholten van Aschat acteur
Lada Valešova piano
Trees Beckwe soprano
Isabelle Jacques soprano
Lisa Willems mezzo-soprano

production de Muziektheater Transparant
coproduction Klarafestival, La Monnaie / de Munt, Kaaitheater, Toneelgroep Amsterdam, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Opera Days Rotterdam et Poznan Grand Theatre
en coréalisation avec le Théâtre National Populaire
création à La Monnaie de Bruxelles, mars 2017

www.opera-lyon.com
www.tnp-villeurbanne.com