Etrangeté, des mondes post-apocalyptiques et de l’humour

Pour la quatrième édition sous la direction d’Olivier Py, le Festival d’Avignon renouvelle sa recette d’interdisciplinarité, allant jusqu’à sa limite, où elle devient indiscipline.

Irrespectueuse des limitations et des leurs règles, l’indiscipline touchée dans cette édition a marqué le ton du festival, proposant des espaces de liberté totale, sans être obligée, pourtant, d’imposer des nouveautés à tous les couts. L’auteur de Les parisiens avait été clair : « un lieu de liberté pour inventer son propre langage, plutôt qu’un nouveau langage, et se débarrasser des étiquettes » (Les Inrockuptibles – Supplement au n°1126, p.26)

Notre première journée à Avignon, le lundi 24 juillet, s’est ouverte avec l’extraordinaire pièce de Dimitris Papaioannou, The Great Tamer. Un plateau incliné et en incessante déconstruction qui est vie et mort, vagin qui s’ouvre et qui expulse des nouvelles existences et des retrouvailles d’une ancienne civilité oubliée.  Les performeurs sont à la recherche d’eux-mêmes et ils agissent dans un monde bâti par Kounellis, Tàpies et Burri : une quête existentielle qui oscille entre le drame et le rire, entre le questionnement sur la mort et une légèreté imprévue. Tout au long de la pièce, les performeurs sont activés par un but de déconstruction froide et machinale du plateau, action qui atteint aussi les corps-mêmes qui participent à ce travail. Les corps se décomposent en morceaux, pour enfin se recomposer, à l’aide  des parties autonomes des autres performeurs, dans un définitif corps-sans-organes. Un spectacle archéologique qui interroge tant la mémoire que la structure-même de cela, sa stratification. Mais il ne s’agit, bien entendu, d’une stratification homogène, mais de quelque chose qui s’approche de l’imbrication cézanienne. Dans les plis de ce monde il est possible de dénicher des trésors, de petites rivières, mais aussi une salle d’autopsie (et nous nous retrouvons, subitement, dans le décors de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt). Il y a un sentiment d’inquiétude permanente et de drame imminent dans le monde post-apocalyptique de Papaioannou, un sentiment qui se dissipe avec un geste impromptu, ce qui ouvre un imprévu scénario grotesque.  The Great Tamer est un travail esthétique extraordinaire qui évite les risques d’un calligraphisme esthétisant, une interrogation archéologique sur la mémoire de l’Occident partant de l’héritage culturel du metteur en scène grec. Entre de très grandes citations visuelles et un traitement bouleversant du corps de l’acteur et du matériel scénique, le spectacle atteint les fondements mêmes de notre existence, là dans le point où les images mnésiques deviennent indistinguables de celles des rêves, pour activer une réflexion sur notre attitude envers l’art et vers la mort.

Frédéric Ferrer nous a ensuite accueillis dans le jardin de la Vierge du Lycée Saint Joseph pour une étrange conférence. Conçue comme une petite introduction des 20 ans du projet Sujets à vif, Le Sujet des sujets s’est transformé assez rapidement dans un ovni inclassable, où l’humour s’enracine sur une extraordinaire élégance d’élocution. Une apparente simple communication informative devient une performance artistique qui se positionne entre les « paperolles » de Proust et un spectacle d’Alexandre Astier. Le « détail », cette information qui permet à toute communication de s’ancrer dans une réalité historique précise, assume le rôle du destructeur de l’ordre et de la clarté. Un détail ouvre sur une histoire parallèle, elle aussi riche en détails qui donnent naissance à d’autres sujets. Et ainsi de suite. Ad libitum. Une ouverture infinie, une présentation libre composée par des dizaines de poupées russes. Le Sujet des Sujets de Frédéric Ferrer est un véritable tremblement linguistique, un incessant producteur du logos philosophique poussé à l’extrême. Parti d’un but annoncé (« célébrer l’anniversaire des Sujets à vif »), Ferrer décrypte l’histoire du projet et celle du Festival, celle des artistes invités dans les 20 éditions et celle d’une spectatrice sensible et, parfois, invisible : la Vierge du Jardin de la Vierge. Et voici que l’auteur, acteur, metteur en scène et géographe français retrace l’histoire de ce lieu et de cette statue, dans une quête, à la fois policière, vitale et eschatologique. Oui, parce que « ici, dans le Jardin de la Vierge (devenu, entretemps, le Jardin de la Mort), on a tous les enjeux du monde ».

Après ce moment d’humour raffiné, nous sommes invités dans la Kulakuta Republik de Fela Kuti. Figure de référence de la résistance nigérienne qui s’opposait au pouvoir corrompu, Fela Kuti est le centre de la réflexion du chorégraphe burkinabé Serge Aimé Coulibaly. Le spectacle n’est pas un hommage biographique ou une célébration de sa musique, mais un travail esthétique qui traverse les arts en modifiant tant leurs limites que l’objet même, matière génératrice de la pièce. C’est pour cela que dans Kulakuta Republik nous n’entendons pas la musique originale de Fela Kuti mais sa transfiguration façonnée par le compositeur Yvan Talbot. Le résultat est d’une rare puissance. Si la première partie représente le monde d’aujourd’hui, la peur et la violence, cela est bâti grâce à des mouvements infinis, dans un travail chorégraphique qui mélange des danses joyeuses et des prières religieuses, le monde folklorique et des danses de club. Ce violent croisement entre des temporalités différentes se déroule dans une dimension quotidienne étrange qui s’oppose à celle de la deuxième partie, où la décadence du monde assume les formes d’une boîte de nuit post-apocalyptique. You always need a poet : c’est une réflexion, un slogan, une phrase qui provoque et qui caresse les auditeurs. Serge Aimé Coulibaly utilise le langage comme élément de dérangement visuel, et c’est à travers les paroles écrites que notre rapport à la danse change profondément. C’est un acte politique, violent et d’une rare beauté que transfigure la vie et l’œuvre d’un musicien comme Fela Kuti. Un acte politique qui montre le rôle fondamental du metteur en scène burkinabé dans la danse contemporaine.

Les spectacles ont eu lieu :
La Fabrica
11 rue Paul-Achard – Avignon

Jardin de la Vierge
62 rue des Lices – Avignon

Cloître des Célestins
Place des Corps Saints – Avignon

lundi 24 juillet 2017 à 14h, à 20h30 et à 22h

The Great Tamer
de Dimitris Papaioannou
création 2017
avec Pavlina Andriopoulou, Costas Chrysafidis, Ektor Liatsos, Ioannis Michos, Evangelia Randou, Kalliopi Simou, Drossos Skotis, Christos Strinopoulos, Yorgos Tsiantoulas, Alex Vangelis
conception, composition visuelle et mise en scène Dimitris Papaioannou
scénographie et direction artistique Tina Tzoka
lumière Evina Vassilakopoulou
costumes Aggelos Mendis
son Kostas Michopoulos, Giwrgos Poulios
musique Johann Strauss II, An der schönen blauen Donau, Op. 314
arrangements musicaux Stephanos Droussiotis
sculpture Nectarios Dionysatos
peinture des costumes et accessoires Maria Ilia
assistanat à la mise en scène Pavlina Andriopoulou, Stephanos Droussiotis, Tina Papanikolaou
direction des répétitions Pavlina Andriopoulou
assistanat scénographie et peinture des accessoires Mary Antonopoulous
assistanat sculpture Maria Papaioannou et Konstantinos Kotsis
direction technique Manolis Vitsaxazkis
régie plateau Dinos Nikolaou
régie son Kostas Michopoulos
assistanat son Nikos Kollias
production et coordination artistique Tina Papanikolaou
assistanat de production Tzela Christopoulou, Kali Kavvatha
administration de tournée et diffusion Julian Mommert
production Onassis Cultural Centre (Athènes)
production exécutive 2WORKS
coproduction Culturescapes Greece 2017 (Suisse), Dansens Hus Sweden, EdM Productions, Festival d’Avignon, Fondazione Campania dei Festival – Napoli Teatro Festival, Théâtres de la Ville de Luxembourg, National Performing Arts Center (Taiwan), Seoul Performing Arts Festival, Théâtre de la Ville/La Villette-Paris
avec le soutien de Alpha Bank et pour la 71e édition du Festival d’Avignon : Centre culturel hellénique de Paris
durée 1h40

Le Sujet des Sujets – 20 ans de Sujets à vif
conception et interprétation Frédéric Ferrer
dispositif scénique Samuel Sérandour
images Claire Gras
production Vertical Détour
coproduction SACD, Festival d’Avignon
durée 45 minutes

Kalakuta Repliblik
chorégraphie Serge Aimé Coulibaly
musique Yvan Talbot
dramaturgie Sara Vanderieck
scénographie et costumes Catherine Cosme
lumière Hermann Coulibaly
vidéo Ève Martin
son Sam Serruys
assistant à la chorégraphie Sayouba Sigué
avec Marion Alzieu, Serge Aimé Coulibaly, Ida Faho, Antonia Naouele, Adonis Nebié, Sayouba Sigué, Ahmed Soura
production Faso Danse Théâtre, Halles de Schaerbeek (Bruxelles)
coproduction Maison de la Danse de Lyon, Torinodanza, Le Manège Scène nationale de Maubeuge, Le Tarmac (Paris), Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Ankata (Bobo-Dioulasso), Les Récréâtrales (Ouagadougou), Festival Africologne, De Grote Post (Ostende)
avec le soutien de la Fédération Wallonie Bruxelles et pour la 71e édition du Festival d’Avignon : Fondation BNP Paribas
résidence Musée des Confluences (Lyon)
en partenariat avec France Médias Monde
durée 1h30 entracte compris

Festival d’Avignon
du 5 au 26 juillet 2017

http://www.festival-avignon.com