La douleur devant le sacrifice ultime

La Chapelle de la Trinité de Lyon a conféré à l’extraordinaire ensemble Vox Luminis la tâche et l’honneur d’inaugurer la nouvelle saison imaginée par Les Grands Concerts. Une soirée consacrée à la Vierge et se terminant avec le Stabat Mater de Scarlatti, entre beauté et dévotion, parfaite ouverture d’une année riche en couleurs

Le choix de consacrer l’ouverture de la nouvelle saison des Grands Concerts à l’amour et à la souffrance de la figure éternelle de la Vierge sonne comme symbolique et parlant. Le geste intense et humain d’une femme devant le corps mourant du fils acquiert une portée universelle et révolutionnaire, exactement comme le message intrinsèque de la vie de Jésus. Marie reste, debout, devant le fils crucifié par les hommes et elle porte toute la souffrance du monde. Seule, devant l’indescriptible, emplie de sa douleur de mère, la Vierge n’appelle pas à l’aide car elle est dans l’acceptation, tragique et incompréhensible, de la tragédie évangélique. Mais les hommes sensibles sont appelés à partager cette douleur, se jetant dans l’abîme d’une souffrance qui devient universelle. Stabat Mater.

La première soirée de la nouvelle saison de concerts à la Chapelle de la Trinité s’est donc ouverte avec un moment d’intense recueillement et de silence devant la tragédie universelle de la mort du Christ. Nous nous retrouvons au pied de la Croix, accompagnés par l’ancienne et anonyme Lamentation de la Vierge qui provient de loin, d’un endroit auquel la vue n’a pas accès. La voix de la soprano Sara Jäggi provient du matroneum et emplit les voûtes du joyau du baroque lyonnais. Prologue troublant, la Lamentation est une composition fortement touchante et élégante. Un fil de voix qui fend l’espace se développant dans les épaisseurs et les couleurs. « Stabant musici » : immobiles, silencieux. La voix de la soprano n’est pas une voix divine mais la voix du divin, l’incarnation invisible et sensible de la Vierge au pied de la croix.

Le programme conçu par le directeur artistique (et basse) Lionel Meunier nous offre aussi une petite composition du méconnu Antonio Lotti. Crucifixus à 8 est le point d’ancrage entre grâce et tourment, incarnation musicale d’empathie passionnelle.

Nous sommes, donc, joint à la Vierge, devant la croix. Assister aux derniers instants de la Passion christique provoque l’intense adoration de l’Adoramus Te Christe de Claudio Monteverdi. Le geste du Dieu incarné rachète le monde et le libère de ses fautes. Ce morceau clôt la trilogie introductive de la soirée et marque un temps : ce choix symbolique nous parle du temps précieux d’être face à la souffrance, au sacrifice. Une deuxième œuvre du compositeur de Crémone, le fameux Lamento della Ninfa nous permet de rester encore dans l’amour. Madrigal audacieux, si le Lamento nous éloigne de la chrétienté et nous accompagne dans le monde classique, la souffrance et le désespoir restent les mêmes. Cette lamentation est le chant d’une nymphe trahie et déçue tragiquement par l’infidélité de son bel amant. Et pourtant, ce chant de l’amour perdu est une véritable célébration de ce sentiment.

Ouverte par un alto, la Lamentatio d’Alessandro della Ciaja se concentre sur le rôle de la Vierge, interprétée par l’excellente Zsuzsi Tóth. Voix méticuleuse, qui travaille la matière vocale comme un orfèvre, elle fait sentir la souffrance ultime de la Mère devant la descente de la croix du corps du Christ sans vie. della Ciaja ici touche l’intouchable, là où la douleur humaine s’imbrique avec les sentiments de la divinité. L’intraduisible incarné en forme humaine.

La deuxième partie de la soirée a été consacrée au Stabat Mater d’Alessandro Scarlatti, œuvre du 1715 du compositeur palermitain et considérée comme un des moments au summum de ses travaux sacrés. Composition à 10 voix et basse continue, le Stabat Mater surprend pour sa richesse vocale et ses lignes infinies. L’œuvre a été conçue comme une partition où les dix voix possèdent la même importance, sans aucune division en chœur/voix ripiénistes. Cela amène à une surprenante variété des assemblages et des croisements vocaux. Stabat Mater : La Mère, debout.  Cette position est celle de la Vierge que, malgré sa douleur, reste hiératique : la douleur incise le corps jusqu’à le pétrifier. L’équilibre de la composition de Scarlatti est exceptionnel et il possède un tissu vocal presque débordant, puissant et impalpable. Les altos et les sopranos bâtissent la structure stable et autoportante d’une architecture fleurissante. Sans aucun doute, l’interprétation de l’ensemble belge atteint ici les rivages de la perfection.

L’ouverture de saison des Grands Concerts a donc évité tout « didascalisme » et toute célébration pour ouvrir un espace de religiosité libérée et de spiritualité : une volonté qui marquera profondément toute la nouvelle saison.

Le concert a eu lieu :
Chapelle de la Trinité

29-31 rue de la Bourse – Lyon
mardi 10 octobre 2017 à 21h

Les Grands Concerts ont présenté
Stabat Mater | Crucifixus | Lamento della Ninfa

Programme complet
Anonymus (XIIe siècle) Lamentation de la Vierge
Antonio Lotti Crucifixus à 8
Claudio Monteverdi Adoramus te Christe
Claudio Monteverdi Lamento della Ninfa
Alessandro della Ciaja Lamentatio Virginis in dispositione filii de cruce
Domenico Scarlatti Stabat Mater

Ensemble Vox Luminis
Lionel Meunier direction artistique

www.lesgrandsconcerts.com