Membra disjecta

BiennaleFigure de référence de la danse africaine, récompensée par le Lion d’or à la Biennale de Venise 2021, ancienne assistante de Maurice Béjart, marraine de la 19e Biennale de la danse, Germaine Acogny se livre dans À un endroit du début à un solo poignant évoquant le lien indissoluble entre art et vie.

« Je m’appelle Germaine Marie Pentecôte Salimata Acogny ». Cette déclaration, édictée avec force et fierté, pose d’emblée le point de repères auquel le public s’accroche, ainsi d’ailleurs que la conteuse, afin de pouvoir se lancer dans la traversée turbulente, périlleuse et fascinante de À un endroit du début. La pièce ne se limite pas à raconter une vie, celle de la danseuse, mais, complexifiant l’autobiographie, atteint un compactage problématique, au pur sens philosophique du terme. Plusieurs vies s’imbriquent, s’interpolent, se dessoudent les unes dans les autres, à tel point que l’image présentée n’est plus distinctement reconnaissable : elle l’est seulement par la voix, porteuse de vie(s) et de force.

À un endroit du début blesse, à juste titre, notre âme d’occidentocentriques, de bienveillants superficiels s’émouvant devant quelques images troublantes pour finalement s’en débarrasser un peu plus tard afin de retrouver la cursus normal de notre vie. Le travail de Germaine Acogny, magistralement dirigée par Mikaël Serre, marque un point d’arrêt, un coup sourd et douloureux impossible à survoler. Il ne s’agit pas de plonger dans la pièce et dans son mouvement centripète, mais d’être vaincus pas cela, dès les premières répliques.

Auto-description, auto-déclaration à la fois d’indépendance et de positionnement dans le sillage d’une tradition (celle de sa famille), À un endroit du début est constitué par cette profonde nécessité d’imposer sa propre identité découlant d’une lignée générationnelle significative. La grand-mère, Aloopho, grande prêtresse vaudou Yoruba, et le père Togoun Servais Acogny, fonctionnaire des Nations Unies, premier administrateur des colonies installé au Sénégal, accompagnent sa vie et sa pièce comme des présences fantasmatiques qui hantent, informent et protègent. L’aspect magique et occulte de la grand-mère fusionne la lignée féminine à tel point que, vers la fin de la pièce, une phrase à la fois éclairante et troublante est prononcée « Papa, je suis ta mère, je te pardonne ». Germaine devient Aloopho et la filiation s’exhibe en genèse. Cette superposition cultuelle, déclenchée par les rituels ancestraux propre au savoir féminin, est aussi une déclaration de la spécificité féminine du lien entre mondain et métaphysique. « Le pouvoir se transmet de femme à femme ». Mais de quel pouvoir est-il question ici ? Il ne s’agit évidemment pas du pouvoir politique, culturel, religieux ou économique, mais du seul pouvoir craint à cause de son invisibilité et de son effectivité panique, le pouvoir cultuel. Le savoir ancestral qui manie l’invisible des énergies, ayant la chance de pouvoir communique avec anciens dieux.

Dans le sillage familial, s’installe ainsi le pardon de l’impardonnable (Jankélévitch, Derrida) comme seule possible réalisation du pouvoir donné aux femmes. La lignée féminine de la famille (grand-mère-mère-fille) devient alors compacte, unie, voire une seule même personne. Ainsi, dans la dissolution des identités, il est possible d’activer une prise de position intransigeante, pure. Déclarer ses généralités est à la fois une déclaration connotative, donc de l’identité personnelle, et un dessein de filiation.

Cette prise de positionnement se traduit en action verbale, physique et visuelle. Les descriptions familiales sont traversées par des danses nerveuses, intenses, alimentées par les viscères (haruspicine). La traduction musique/danse évite les dangers de la didactique. L’aspect sonore n’est pas tout simplement intégré dans le mouvement de la danse ou de la parole, mais il se heurte aux différents aspect théâtraux afin de faire surgir des détails dérangeants.

À un endroit du début est une pièce éclairante plongée dans les ténèbres, où l’organicité du travail artistique laisse le pas à une constellation de particules indépendantes amenées à se heurter pour déclencher des réactions atomiques. Membra disjecta chargés offerts à la vue et à la sensibilité des spectateurs.

Le spectacle a eu lieu :
Théâtre de la Renaissance
7 rue Orsel – Oullins
vendredi 4 juin 2021 à 19h30

Le Biennale de la danse a présenté :
À un endroit du début
pièce pour 1 interprète
compagnie Jant-Bi
chorégraphie et interprétation Germaine Acogny
conception et mise en scène Mikaël Serre
composition et interprétation musicale Fabrice Bouillon “LaForest”
scénographie Maciej Fiszer
costumes Johanna Diakhate-Rittmeyer
lumières Sébastien Michaud
vidéo Sébastien Dupouey
coproduction Les Théâtres de la Ville du Luxembourg, Théâtre de la Ville (Paris), Institut français (Paris)
Résidence et coproduction La Ferme du Buisson – Scène Nationale (Marne-la-Vallée)
accueil en résidence à Le Centquatre (Paris)
en co-accueil avec le Théâtre de la Renaissance

durée 1h05

www.labiennaledelyon.com
www.theatrelarenaissance.com/