La tristesse durera toujours

CcoPur délice aïonique, le concert des Belges Amenra au CCO de Villeurbanne a captivé par sa beauté et sa radicalité spirituelle. Un rituel capable d’absorber passé et futur, évoquant la douleur de la perte, de la mélancolie et de la mort.

Au cœur de Villeurbanne, il existe un lieu où le temps et l’espace, la simple succession du temps et la stabilité spatiale, semblent subir une courbure. Il s’agit d’un lieu qui accueille des événements qui plongent dans les méandres de la surface deleuzienne, s’enracinant librement dans la suspension tournée vers l’abîme. Ce lieu porte le nom de CCO, Centre culturel œcuménique Jean-Pierre-Lachaize, un lieu historique de associations et de rencontres multireligieuses et multiculturelles. Avant le déménagement définitif, prévu en 2023, dans les nouveaux grands locaux de la Rayonne, ce lieu pourra encore offrir de nombreux moments mémorables. Ce fut le cas lors de la soirée du 4 octobre où, sur la scène de la salle des concerts, un cristal noir pur de spiritualité radicale vit le jour. Ou, pour mieux dire, la nuit. Dans un silence empreint de calme et de mélancolie, les six membres du groupe belge Amenra ont pris place afin de se disposer en formation circulaire, fermée et parfaite, une disposition cosmique et protectrice. Le geste multiple de prendre place (qui, en soi, représente déjà une prise de position) est l’équivalent physique du tracé terrestre du templum, de cette portion de terre qui, grâce à l’opération de l’augure, devient un « espace autre », sanctum jusqu’à devenir sacer. Le cercle habilement conçu par Colin van Eeckhout et Mathieu Vandekerckhove se présente ainsi comme un lieu protégé qui permet à l’événement d’avoir lieu, qui établit les possibilités mêmes de son évocation, de son développement, de son accomplissement.

Au fil des années, le groupe de Courtrai nous a habitués à des décharges tonales violentes, à des sons méticuleusement élaborés et à d’autoritaires déserts sonores assujettissants. Mais depuis quelques mois, Amenra (combinaison de l’invocation hébraïque et du dieu égyptien qui bien se prête à la vocation œcuménique du lieu qui les accueille ce soir) a opté pour un refroidissement acoustique et un abaissement du volume qui non seulement n’enlève rien au charme de leur musique mais, dans ce mouvement presque sous-marin, leur permet de faire remonter à la surface des éléments enfouis par le mur du son, comme si dans ce mouvement qui met en lumière des ruines et des trésors géologiquement protégés, il y avait une radicalité esthétique encore plus grande.

La tension raffinée si habilement conçue pourrait être vouée à une stase éternelle, mais le groupe décide de soulever les bords de cette mélancolie déserte pour évoquer les mots et les sons délicats et aigus de Plus près de toi, une pièce excessivement douloureuse qui, dès l’aube de ce rituel-concert, assume comme horizon membranaire la privation de tout espoir. L’insistance minimaliste et désillusionnée sur le mot « désespérance » devient un geste de condamnation et d’accueil, berceau fascinant de la souffrance infinie. Cette teneur est également maintenue dans Diaken, où une colère mal dissimulée paraît s‘évader des fuites mélancoliques célébrées par le douloureux violon qui semble imprégné de culture romantique et faire écho au tout premier Godspeed You Black Emperor !

Les premiers applaudissements de la soirée brisent l’ ombreux enchantement qui subjuguait les auditeurs. Mais comme pour mettre à zéro l’aspect flatteur, la basse de Razoreater revient pour évoquer le climat de la liturgie amneratique. Les lignes sonores prennent alors plus de profondeur, amorçant le départ du minimalisme, un effet nécessaire du maximalisme doom du groupe. La voix de Colin van Eeckhout trace une ligne harmonique subtile mais très profonde, dernier bastion placé avant la dérive corporelle à laquelle notre corps va se livrer, porté par le courant mortel de l’aspect sonore.

Puis vient une éclaircie inattendue dans le ciel plombé. Voix guitare, nues, s’ouvrent, l’espace d’un bref instant, à la légèreté d’un sourire, à la délicatesse d’une invocation d’amour. Song to the Siren, diamant de beauté intacte de Tim Buckley, arrive dans la salle comme un hommage et un acte de prière, d’invocation. Une version extraordinaire qui semble également traversée par la reprise chantée par Elizabeth Fraser sur le premier album de This Mortal Coil et célébrée par David Lynch dans son Lost Highway.

Le titre de The Dying of Light est ponctuel et précis, n’admettant ni confusion ni réplique. Le désir de briller contraste avec le mouvement crépusculaire de la lumière. Le niveau de l’eau environnante commence à monter sans que cela soit nullement perceptible. Le changement du niveau de l’eau qui monte ne peut être perçu que par les autres sens, il est donc nécessaire de fermer les yeux pour le ressentir. Et se laisser envahir.

Avec Wear My Crown, la voix et la guitare augmentent le gradient de définition de l’image qui, après la longue période limbique, remonte lentement à la surface. La lumière accompagne l’émergence et le surgissement d’une image énigmatique. Nous ne savons pas ce que c’est, mais nous sentons qu’une urgence imaginaire a besoin de s’exprimer. Le choix d’un rituel unplugged apparaît de plus en plus comme un miracle. Quelque chose commence à émerger à l’arrière-plan (ou, peut-être, ce déploiement d’images était déjà présent mais, là encore, sans franchir le seuil de la perception). Des ombres, des branches, peut-être des oiseaux annonçant le destin.

Le flegmatique Voor immer participe à l’éclaircissement visuel général, en augmentant la définition de l’image. Les yeux bien fermés, les autres sens en éveil, nous assistons à l’émergence de cette image maudite, comme poussée des profondeurs par les sons et, en même temps, tirée vers le haut par la précision déclamatoire de van Eeckhout. Une image qui n’est pas plate, homogène, mais composée d’une profusion de symboles, de ruines, de lambeaux d’émotions et de vie. Dans ce démêlage, on perçoit d’étranges symbologies occultes, des pertes et des maladies familiales, des évocations de tragédies du XXe siècle, des invocations à la mort. La perception de plus en plus claire de cette image ne participe pas pour autant à sa compression. Cependant, sa complexité et son caractère cryptique ne sont pas exempts de deux éléments qui fonctionnent à la perfection : la fascination et la subjugation.

Kathleen, splendide version de la reprise de Townes Van Zandt, allégorie calme et paisible de la mort, ouvre la voie au très rugueux De evenmens issu du dernier opus du groupe, De doorn (Relapse Records, 2021). A Solitary Reign, un hymne apathique et distinct, emprunte la voie de la fermeture, de la longue finale. La déclinaison particulière du post-rock d’Amenra prend la forme de respirations interminables, volumineuses et définitives, qui fascinent comme une mort rassurante et auxquelles il est impossible d’échapper. To Go On.: And Live With. Out est un lieu sonore où l’on trébuche avant de se retrouver dans une déclaration d’amour à son enfant (Rest assured/That my wings they will carry you/To where ever you want to go), un acte verbal qui vient de l’au-delà, d’une voix souffrante mais pleine d’amour. The Longest Night, en revanche, est un lieu caverneux vers lequel nous réalisons que nous marchons depuis un certain temps, depuis le moment où l’image que nous pensions avoir saisie d’Amenra s’est présentée à nous. Ici, la voix féminine de la violoniste Femke de Beleyr contraste avec la voix à double tranchant de Colin van Eeckhout, où l’une tente d’évoquer des chansons enfantines, des berceuses, des jeux sonores, tandis que l’autre guide notre progression vers la damnation finale, dans la nuit la plus longue. La poursuite du voyage constitue l’acte final, marqué par les accords de guitare de Deemoed qui accompagnent l’abandon des instruments et la scène du sextet belge. Pas d’hypocrisie, pas de geste de remerciement ou d’acte de gratification. L’abandon est complet et définitif, sans illusions ni promesses. La disparition des membres du groupe laisse place à l’affirmation définitive qui apparaît en arrière-plan, cristallisant, cette fois grâce à l’utilisation du verbe, l’image d’Amenra : « La tristesse durera toujours ».

Le concert a eu lieu :
CCO Jean-Pierre-Lachaize
39 Rue Georges Courteline – Villeurbanne
lundi 4 octobre 2021 à 20h

Sounds Like Hell Productions et le CCO ont présenté :
Amenra

Setlist
Plus près de toi
Diaken
Razoreater
Song to the Siren
The Dying of Light
Wear My Crown
Voor immer
Kathleen
De evenmens
A Solitary Reign
To Go On.: And Live With. Out
The Longest Night
Deemoed

www.cco-villeurbanne.org
https://slhproductions.fr