Faire délirer le son pur

BiennaleLa Biennale de la danse investit le TNG de Vaise pour la reprise de Muyte maker, pièce de 2018 de Flora Détraz axée sur l’aspect vocal exploité, violenté et magnifié dans une vaste palette de possibilités

Plongées dans une scénographie surréaliste et inquiétante, composée d’outils tranchants récupérés vraisemblablement dans une ferme abandonnée, les quatre performeuses dressent un spectacle savant et trivial, drôle et effrayant. Fortes de leur formation en musique et en danse, Flora, Agnès, Joana et Mathilde exploitent radicalement l’instrument de leur voix, traversant les âges, les atmosphères et les expériences artistiques.

Si la joie représente le postulat posé comme horizon émotionnel, à l’épreuve des faits le ressenti du public se révèle bien plus vaste et complexe. Partant d’un réservoir de textes et de polyphonies bien particulier (les chansons scabreuses et triviales médiévales), le quatuor vocal ébranle la forme pour proposer un métissage original et vivant. Période de transition et riche de contradictions, la fin du Moyen-Âge et le début de la Renaissance sont le lieu de possibles rencontres entre les opposés, là où l’extrême polarisation définit un dialogue intense et des prises de position intransigeantes. Les célébrations carnavalesques, l’héritage des fêtes romaines, la pénétrance de la magie noire et blanche, demeurent encore extrêmement fortes à cette époque. Ainsi fleurit un foisonnement de textes et de chansons célébrant la vie et le sexe, exorcisant la mort et l’apocalypse, qui se juxtaposent aux côtés des chants grégoriens et religieux au cœur de ce « blanc manteau d’églises » qui avait revêtu l’Europe, comme dans les paroles de Raoul Glaber.

Flora Détraz et ses compagnes d’aventure assument pleinement ces oppositions et en proposent une version personnelle avec Muyte maker, ancienne expression flamande signifiant « faiseur de trouble », « soulèvement ». Une expression choisie avec discernement qui tente d’évoquer une attitude créative, provocante et inattendue. La cocasse et parodique Blason du laid téton de Jacob Clemens non Papa est interprétée avec une extrême élégance, aux allures d’une chanson religieuse et pieuse. Ce décalage entre les textes et les interprétations vocales vient à être troublé encore plus par les mouvements, les grimaces, l’attitude corporelle qui se positionnent dans la volonté de brouiller les pistes, d’esquiver la définition fixe afin de faire surgir une forte réaction de la part de l’auditoire. Ballade sur les excréments, satires sur le mariage (dont les textes sont mis à disposition du public : il faut bien laisser des traces de ces passages troublants !) deviennent ainsi l’occasion de faire de la voix une expérience totale, de proposer une crase de la bouche entre sa fonction buccale et celle communicationnelle. Repérons dans cette démarche les expériences d’Antonin Artaud, de Samuel Beckett, des futuristes italiens, mais aussi du « solipsisme vocal », là où l’on ne tient plus à faire délirer seulement la parole mais, après l’avoir pleinement vidé de son sens, à faire délirer le son lui-même, le faisant tourner pour une refondation de la prise sonore dans la réalité. Flora Détraz se positionne dans le sillage des expérimentations de Joan La Barbara, Meredith Monk, Demetrio Strasos, mais aussi dans celles, bien plus démoniaques, de Diamanda Galas.

Muyte maker se révèle ainsi un spectacle qui utilise le mouvement comme une danse déconstruite, intégré dans un décor simple et inquiétant, en mesure de déclencher les rires des petits et de troubler les regards des adultes.

Le spectacle a eu lieu :
Théâtre Nouvelle Génération
23 rue de Bourgogne – Lyon
jeudi 10 juin 2021 à 19h

Le Biennale de la danse a présenté :
Muyte maker
pièce pour 4 interprètes
conception Flora Détraz
interprètes Mathilde Bonicel, Inês Campos (reprise de rôle Joana Schweizer), Agnès Potié et Flora Détraz
scénographie Camille Lacroix
lumières Arthur Gueydan
son Guillaume Vesin (reprise de régie : Claire Mahieux)
regard extérieur et préparation physique Anaïs Dumaine
production PLI
co-productions Ramdam-un centre d’art – Lyon (Fr), CCN de Caen, direction Alban Richard (Fr), Pact-Zollverein – Essen (De), Chorège, Relais Culturel du Pays de Falaise (Fr), L’Avant-scène – Cognac (Fr), La Place de la danse, CDCN Toulouse (Fr), Le réseau des Petites Scènes Ouvertes (Fr), Alkantara (Pt) Mise à disposition de studio Les Eclats chorégraphiques – La Rochelle (Fr), Alkantara – Lisbonne (Pt), O espaço do Tempo – Montemor-o-novo (Pt) Le projet Muyte Maker a reçu l’aide à la maquette et l’aide au projet de la Région Normandie, et l’aide au projet de la DRAC Normandie
en co-accueil avec le Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon

durée 1h

www.labiennaledelyon.com