Approaching the perfection

Bird On The WirePrécédé par le set solaire et délicat de Dana Gavanski, le concert de Damien Jurado à l’Emmanuel Centre de Londres de ce vendredi 21 février s’est révélé comme un des plus intenses auxquels nous avons assisté. Une heure et demie de nudité musicale radicale, véritable événement constitué par un trop plein aiguisé et historique

Il y a des choses qui restent gravées à jamais dans la mémoire par le biais d’un travail post-traumatique de recréation du souvenir. Et puis, il y a de véritables évènements, trop chargés de tensions et de temps, cristaux ne pouvant pas être traversés mais qui nécessairement montrent leur côté opaque, ou mieux, l’opacité de leur transparence. Voile intangible et pourtant si présent, insupportable, cette opacité traduit la rencontre en événement. La sensation résultante apparait celle d’un trop plein, d’une situation ingérable, impénétrable et non canalisable avec l’ordinaire mètre de l’écoute et du détachement. Il s’agit d’évènements imposant une descente apparemment infinie et douloureuse : nous sommes précipités dans l’événement, nous n’avons pas le choix.

L’attitude résignée et l’apparente sobriété sculptent le concert de ce soir, comme seulement des albums comme Ghost of David ou le dernier In the Shape of a Storm (Mama Bird Recording Co. / Loose, 2019) ont su faire dans la carrière de cet incroyable songwriter américain. Deux concepts nous semblent définir cette soirée : essentialité et nudité. Dans cette imposante salle religieuse de l’Emmanuel Centre, dans le quartier de Westminster, la présence physique de Jurado incarne une étrange sensation de confusion. Timide et blasé, Damien parait presque impressionné par l’ouverture spatiale paraissant devant ses yeux et cette sensation semble traverser son acte performatif, qui se transforme en moment élégiaque et hautement inspirant.

Si l’essentialité a toujours représenté un des mots clé de sa poétique, la tournée de promotion de son quatorzième album redéfinit encore plus strictement les coordonnées de sa musique. In the Shape of a Storm est un travail radical éliminant tout principe de développement et d’ouverture pour un absolu renferment sur soi-même. Du studio à la scène, le passage impose un dénouement ultérieur et le résultat émerge ce soir, dans la pureté des harmonies.

Voix et guitare, rien d’autre. La voix filiforme et fragile sortant de cet imposant gabarit ébauche pâles et indéfinies aquarelles, bribes d’histoires informes et tristes de vies minimes. Comme il admet pendant une des nombreuses pauses d’échange avec le public, « la moitié des mes chansons traitent de maladies mentales, l’autre moitié de la mort ». Le corpus de son œuvre apparait effectivement comme une transformation physique des thématiques les plus proches de ce génie fragile d’un lo-fi extrême, loin de toute perfection. La mort de son ami et source d’inspiration Richard Swift en 2018 et la récente recrudescence de son état de santé avouée lors du concert de ce soir, n’ont pas arrangé l’affaire. C’est avec ces teintes mélancoliques que nous glissons entre les bras d’un événement trop plein, qui nous dépasse. Pas de wall of sound, aucun travail baroque de surcharge musicale, seulement la nudité, presque insupportable, d’un quasi invisible fil tremblant. Cela se traduit, dans notre intériorité, avec un ébranlement doux et le sentiment que, here and now, quelque chose d’intense est en train de se produire. Il ne s’agit pas d’une grandeur absolue, mais d’une puissance qui nous traverse, nous accompagnant bouche bée, dans la profondeur de l’événement-même.

Dans cette descente nous sommes accompagnés par ses mots, glissés entre un morceau et l’autre, qui se livrent à la tentative d’alléger la mélancolie sans pourtant la nier ou la trahir, jamais. Le son de sa guitare est soigneusement conçu et réalisé à travers une disposition particulière des mains sur l’instrument. La main droite se positionne toujours trop près du pont, voire directement sur lui, imposant, ainsi, un son amorti, sourd, fermé, jamais libre et ouvert. Pas de plectre mais juste son pouce qui caresse fatalistiquement les cordes, intervenant sur la propagation du son pour viser à une relation immédiate, directe, brute avec l’auditeur.

Honnête interprète du spleen américain, Damien Jurado termine son concert dans la répétition infinie de Just stick around til the light pushes into the darkness, jusqu’au moment où sa voix se transforme en vent, sifflement, ultime souffle avant la disparition définitive de toute lumière, de toute bruit, de toute vie.

Le concert a eu lieu :
Emmanuel Centre
9-23 Marsham Street – Londres
vendredi 21 février 2020 à 20h

Bird of the Wire a présenté :
Damien Jurado + Dana Gavanski

Set
The Last Great Washington State
Allocate
South
Lincoln
Newspaper Gown
Fool Maria
(Unknown)
Day After Day (New Song)
A.M. A.M.
Cloudy Shoes
Rachel & Cali
(Unknown)
(Unknown)
Sheets
Til Light Pushes Into the Darkness

http://damienjurado.com
https://www.birdonthewire.net
https://www.emmanuelcentre.com