Purcell et la remémoration

Pour son festival rituel du mois de mars, l’Opéra de Lyon présente trois chapitres sous le titre de « Vies et destins ». Le premier volet de ce triptyque a été consacré à un travail de Purcell revisité par le génie de David Marton : Didon et Enée, remembered

Nous le disons tout de suite : ici il n’est pas question de « disparition » de l’opéra de Purcell. Le travail du plus important compositeur britannique reste bien présent dans cette nouvelle création de David Marton, et non seulement comme base sur laquelle tisser une deuxième œuvre, mais véritablement comme seule protagoniste. C’est seulement à l’intérieur de son opéra que les étranges créatures et les sons grinçants incarnés par la notation « remembered » prennent place et agissent dans l’histoire. Il s’agit d’une véritable remémoration, d’un travail mémorial qui creuse à l’intérieur de l’histoire et qui évite tout risque de superposition, de compactage de couches historiques successives. Déjà ce geste indique une directionnalité très claire, se positionnant loin de toute simple interprétation ou ajout extérieur. Le travail se situe dans la pièce, dans le creux de sa chair palpitante.

L’ouverture de la soirée est éclairante dans cette direction. Sur scène, deux archéologues togati fouillent dans un carré – politique de l’espace de l’homo sacer – à la recherche de leur propre passé, des vestiges de leurs aïeuls. Entre-temps, de la fosse se lève un brouhaha bruitiste dirigé par le guitariste finlandais Kalle Kalima. Suivant les gestes savants des archéologues, un artefact enseveli dans le temps chtonien retrouve la lumière. Les rires du public sont la marque de la reconnaissance de l’objet : un smartphone. Il est donc évident que dans ce Didon et Enée, remembered nous avons abandonné toute linéarité temporelle et toute tentative d’éclairer cet opéra grâce à Chronos se révèle un échec. Il faut donc s’abandonner aux choix visionnaires de David Marton pour se réapproprier l’opéra de Purcell. Et cela n’épargne non plus l’orchestration. Les renversements temporels de l’action scénique se croisent avec un traitement qu’une plume moralisante pourrait définir comme irrespectueux mais que nous préférons qualifier de radical. La fin du premier acte voit la partition de Purcell secouée par un séisme qui lui donne une veste saccadée, déchiquetée. Mais c’est justement dans cette réflexion pratique, dans ce geste d’intervention radical (qui se limite à un finale, chers puristes) que Dido and Aeneas ressort du temps pour se représenter effectivement devant nous. Il y a donc une réactivation temporelle qui produit des effets (acoustiques, scéniques, spatiaux) non répétitifs.

Le déroulement de la scène nous révèle que les deux archéologues en toges étaient en réalité Junon (Marie Goyette) et Jupiter (Thorbjön Björnsson). Pourquoi les dieux interviennent dans cette récupération du futur sous les traits d’un retour dans le passé ? Difficile d’être exhaustif car la réponse est multiple et diffuse, souvent paradoxale et à double sens. Mais ne s’agirait-il pas là du véritable esprit baroque ? Il suffirait de replonger dans les analyses d’Eugenio d’Ors pour se rendre compte que le travail puissant et controversé de David Marton est ce qu’il y a du plus baroque dans le panorama d’aujourd’hui. Son esprit vagabonde dans les tensions et les pulsions de l’humain, essayant de réaliser un geste et son contraire, de les contre-effectuer pour enfin les enfreindre. La schizophrénie de la mise en scène fait résonner la tension entre l’opéra italien et la leçon de Lully dont le travail de Purcell a essayé de proposer une synthèse, une crase problématique.

Parmi les interprètes nous avons été conquis par la ravissante Erika Stucky, sachant pousser son interprétation à son paroxysme, incarnant une sorcière noire néobaroque, située quelque-part entre Patti Smith, Siouxsie Sioux et Lydia Lunch. Comme dans la pièce de Purcell, le rôle vivifiant et créateur de l’action revient aux sorcières, aux forces négatives qui animent l’histoire en permettant au mythe d’exister et de subsister. Didon, sous les traits d’Alix Le Saux, révèle une chanteuse remarquable, une interprète constamment sur le fil du rasoir, dont les gestes élégants et légers permettent l’oubli du drame qui se produit. A ses côté, une merveilleuse Belinda interprétée par Claron McFadden : discret dans la stratégie des gestes théâtraux, le soprano américain émerveille par sa ponctualité et son rôle de liant positif (opposé donc, à Erika Stucky). L’Énée de Guillaume Andrieux est limité dans ses performances à cause d’une présence qui tend plutôt à la disparition qu’à la présentation. L’Énée de Purcell ne s’impose pas dans l’histoire comme un individu portée par une idée révolutionnaire (la fondation d’un empire) mais il est subjugué aux forces divines, instrument du destin et des bagarres des forces invisibles. En cela, Andrieux organise un Énée philologiquement irrépréhensible, mais loin de nous fasciner.

Le chef Pierre Bleuse enchante par la précision et l’élan puissant capable de maintenir sous sa baguette orchestre, solistes et le guitariste Kalle Kalima. Ce dernier livre une performance ravissante et dramatiquement juste. Le dialogue entre chef et guitariste est un des pivots de la soirée, nous convainquant de la qualité de ce Didon et Enée, remembered, création parmi les plus expérimentales que l’Opéra de Lyon ait proposé ces dernières années.

Spectacle vu le samedi 16 mars à 20h

Le spectacle a eu lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
de samedi 16 au samedi 30 mars 2019

LOpéra de Lyon a présenté :
Didon et Enée, remembered
opéra en trois actes
1689
de Henry Purcell
opéra en un prologue et trois actes d’après le livre IV de L’Enéide de Virgile, livret de Nahum Tate complété par « Remember me » composé en 2018 par Kalle Kalima
en anglais

direction musicale Pierre Bleuse
concept et mise en scène David Marton
composition – guitare Kalle Kalima
décors Christian Friedländer
costumes Pola Kardum
lumières Henning Streck
vidéo Adrien Lamande
dramaturgie Johanna Kobusch
chef des chœurs Denis Comtet

Didon Alix Le Saux
Énée Guillaume Andrieux
Belinda Claron McFadden
Esprit / chant / interludes Erika Stucky
Juno / comédienne Marie Goyette
Jupiter / comédien Thorbjörn Björnsson
orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon
durée 2h15 sans entracte

www.opera-lyon.com