Esquisses d’une traversée américaine

ImagesÉvoquant un voyage parmi ses compatriotes le lendemain de l’élection de Trump, Gabriel Kahane a livré un concert d’une beauté radicale au Théâtre de la Croix-Rousse

Doté d’une voix limpide et émotionnelle, le chanteur et compositeur new-yorkais Gabriel Kahane se construit un chemin personnel et sincère dans le panorama de la musique contemporaine. Son dernier album Book of Travelers (Nonesuch Records, 2018) ajoute une petite perle à une carrière extrêmement productive et fidèle à elle-même. Des œuvres de musique de chambre, d’orchestre et vocales parsèment la longue carrière de ce jeune américain. Mais c’est depuis la publication de son album éponyme de 2008 que le grand public a découvert son talent de songwriter, d’élégant créateur de compositions fragiles et éphémères, comme si la matière qui les compose se libérait dans l’air sans laisser de traces, résistant à la reproduction et à la fixité. La musique de Gabriel Kahane sait peindre des esquisses de scènes quotidiennes dans lesquelles le geste du musicien disparait rapidement, comme s’il était voué à son effacement total. Ce qui reste de cette création, c’est l’œuvre même de l’artiste, portée par un sentiment musical et vocal à la fois insaisissable et qui se grave profondément chez l’auditeur.

Gabriel Kahane revient à Lyon après le concert aux Subsistances en 2016 entièrement consacré à The Almbassador (Sony Masterworks, 2014), confirmant sa préférence pour des lieux qui sortent des chemins battus des scènes de musique. Nous devons remercier Rain Dog Productions d’avoir œuvré pour le retour de Gabriel à Lyon se produisant, cette fois-ci, sur la sombre scène du Théâtre de la Croix-Rousse. L’artiste new-yorkais nous a livré un concert de rare beauté, axé sur son dernier opus, ce Book of Travelers qui ressemble plus à un carnet d’émotions qu’à un album à part entière. Au lendemain de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, Gabriel décide de partir pour traverser son immense Pays. Pour ce faire, il choisit un moyen lent et historiquement voué au partage : le train. « Le 9 novembre 2016, j’ai pris le Lake Shore Limited, un train de nuit reliant New York et Chicago. J’avais pris une petite valise avec des vêtements pour une semaine, une demi-douzaine de livres, une montre Casio bleue et une caméra bon marché que j’avais achetée dans un discount sur le chemin de la gare. J’avais laissé mon téléphone à la maison ». Pendant 13 jours Gabriel travers 8980 miles (environ 15000 kilomètres), rencontrant et échangeant avec des dizaines de personnes. On pourrait facilement décrire cette démarche comme une enquête anthropologique, une étude de l’humain et de ses comportements dans un milieu malgré tout restreint et suite à un événement précis. Mais Gabriel n’est pas un anthropologue, il est un artiste choqué par un choix imprévisible et bouleversant. Ce choc à la fois intime et national recèle le quid de sa démarche à partir duquel le jeu de la création peut se mettre en marche. Au long de ce parcours Gabriel rencontrera des femmes et des hommes de tous âge et il aura un accès privilégié à ce qu’il y a de plus banal et de plus intime dans la vie : la quotidienneté des gestes et des actions.

Le concert de ce soir s’ouvre avec le dernier morceau de l’album, Singing with a Stranger, comme pour marquer une circularité interne de l’album, pour se fondre ensuite dans les douces vagues parfaitement dessinées de 8980. L’esprit léger de l’histoire d’amour entre la veuve Esther et le cowboy Earl enlace la douceur de Model Trains, pendant que des images de train défilent derrière Gabriel. Le concert porte un sous-titre, « road-movie musical » visant à souligner cette complémentarité entre son et image. Seul sur scène, Gabriel esquisse les traits des vies inconnues et ordinaires de ce voyage, les plongeant dans une évocation tridimensionnelle, grâce à la mise en scène de Daniel Fish. Les trains et les images courent sur les écrans stratégiquement posés en biais sur scène et dans cette évocation les paroles de Gabriel, surtitrées en français, relient microcosme et macrocosme. Little Love assume les allures d’une vision miraculeuse avant le délire futuriste/joycien qui s’ensuit sur les déclarations antinomiques I am in love with America/I am betrayed by America. Une heure de musique et d’images visant à dissiper la durée, peu importe qu’elle soit celle du voyage ou du concert. Dans cette liquidation temporelle, il y a comme une sensation de complétude, où rien d’autre doit être ajouté. Si la splendide November clôt parfaitement le concert, le rappel avec The Folks Who Live on the Hill (1635 Woods Dr.) n’ajoute rien sinon un dernier goodbye, un geste d’abandon et de départ, vers un autre horizon qui nous sera livré au prochain rendez-vous.

Le concert a eu lieu :
Théâtre de la Croix-Rousse
Place Joannes Ambre – Lyon
vendredi 5 avril 2019 à 20h

Le Théâtre de la Croix-Rousse et Rain Dog Productions ont présenté :
Gabriel Kahane – 8980 Book of Travelers
road-movie musical

avec Gabriel Kahane
mise en scène Daniel Fish
scénographie et vidéo Jim Findlay
lumières Mark Barton
film Tamara Ober, Jim Findlay, Daniel Fish et Julia Frey
diffusion Rain dog productions
une commande de la BAM (Brooklyn Academy of Music, NYC)

durée 1h05

www.croix-rousse.com
www.raindogprod.com/