Là où la parole se brise

Quatre ans après le magnifique Cœur de Chien, l’Opéra de Lyon accueille une nouvelle et puissante création mondiale du compositeur russe Alexander Raskatov. Le mérite revient sans doutes au directeur Serge Dorny dont la clairvoyance est récompensée avec un nouveau chef-d’œuvre : GerMANIA


L’art nous permet de voir l’invisible. Mais il nous permet, aussi, de voir l’irreprésentable. Alexander Raskatov déclare, dans les notes qui accompagnent son GerMANIA, qu’il s’agit d’une œuvre dédiée « à la mémoire de toutes les âmes ruinées ». Si l’art nous permet de voir et de représenter l’invisible, à lui seulement revient le droit de donner une forme à ce que la langue codée ne peut pas décrire. L’art intervient là où un manque, là où la parole se brise contre l’événement. Le témoignage ultime est celui qui ne répond pas aux attentes, à la structure de la transposition en mots du vécu. C’est pour cela que les mots s’échouent sur l’événement traumatique et intraduisible de l’enfer : ils brisent toutes attentes et ils s’arrêtent, bloqués dans l’impossibilité de rapprocher vivant et langage (cf. Ce qui reste d’Auschwitz de Giorgio Agamben). C’est pour cela que, devant l’insistance du procureur, le « témoin B. » de Der Fall Franza d’Ingeborg Bachmann ne peut plus continuer le récit des violences subies. Les mots se brisent, donc, contre la surface de ce qui résiste à prendre la forme du logos et émerge dans la déclaration, inutile pour la description des faits, mais foudroyante pour la signification du vivant, la rupture du témoignage : « pardonnez-moi si je pleure ». Une âme ruinée, déchiquetée, qui se rend à l’évidence d’un sentiment qui brise la narrativité, le continuum du récit. Cet arrêt advient sur l’imprésentabilité de l’événement, sur l’impossibilité à rendre communicable l’ineffable. C’est aussi à cette âme que ce chef-d’œuvre est dédié.

La Shoah traverse, en filigrane, GerMANIA pour parvenir à un point de non-retour, à une émergence qui est tant un venir à la surface, qu’une nécessité inébranlable de l’opéra. La scène finale porte un titre évocateur : Auschwitz Requiem. Nous sommes ici pleinement dans la tentative de donner, comme nous apprend Georges Didi-Huberman, une « image, malgré tout » de l’horreur. Et nous entendons résonner ici, dans le silence grinçant qui semble ne jamais pouvoir mourir, les mots célèbres de Godard : « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image ». Ici recèle la tentative ultime de ce grand génie de notre contemporanéité. Raskatov n’exige pas d’être définitif, mais seulement de restituer à l’humanité une image qui ne serait autrement pas percevable. Et le seul moyen de le faire est celui de ne pas succomber aux pleurs, de ne pas s’arrêter à cause d’un corps qui ne peut que fondre en larmes. C’est le langage de l’art qui peut subvenir à ce que le langage n’arrive pas à percer, qui ne peut pas briser. Il ne s’agit pas, tout simplement, d’offrir une image de cet arrêt, de cette impossibilité, mais de s’approprier cette impuissance pour la faire travailler, pour l’insinuer dans l’œuvre, pour la voir à l’œuvre. Et pour la soustraire à l’œuvre de la mort.

GerMANIA procède par flashs ou, plus précisément, par éclairs, grâce au mouvement très cher à Deleuze du zig-zag. Loin du didascalique, de la narrativité conséquentielle, Raskatov reprend deux textes d’Heiner Müller (Germania Mort à Berlin et Germania 3, les spectres du Mort-homme) pour en faire un chef-d’œuvre de l’opéra contemporain. La violence de l’Europe nécessite un bouc-émissaire (l’Allemagne, ça va sans dire), mais le reste de l’humanité n’est pourtant pas sauvé par ce sacrifice. Les décors de Magda Willi et la mise en scène de John Fulljames travaillent le matériel visuel pour nous offrir une géologie du mal. Si le sol sur lequel nous posons nos pieds et nous bâtissons nos projets est une suite infinie de couches du passé, ici nous sommes loin de toute archéologie historique. La structure virevoltante centrale est un bloc infect et conserve toutes les perversités qui encore aujourd’hui se déversent sur les hommes. L’humanité parait désormais condamnée par elle-même, par la brutalité subie. Et elle la régurgite sans arrêt. Les strates d’ossements, membres, restes culturels, ne sont pas enveloppés par la terre afin de disparaitre de la vue et pour devenir un passé bien relégué derrière nous, mais elles s’exposent proditoirement devant nous, comme une mémoire qui hante le présent, de son intérieur.

Raskatov dit juste quand il parle de son GerMANIA comme d’un « défi vocal de taille ». Les passages abrupts de forme et de vitesse, les chuchotements suivis par des fortissimos violents, permettent aux chanteurs d’exprimer un chant rare et athlétique, inconstant, profondément agressif envers l’auditeur. Il n’est donc pas possible de « profiter du spectacle » car nous sommes provoqués, assaillis, violentés par ces images mais, malgré notre passivité, notre attention se fait de plus en plus affinée. L’impossibilité de se soustraire à cet événement est due à cette matière artistique qui nous regarde. Non seulement elle appelle à un intérêt, personnel et communautaire, du partage d’une mémoire problématique, mais les images mêmes nous regardent, dans un échange participatif de visions. L’écriture d’Heiner Müller résonne dans la partition de Raskatov : extrêmes, dissonantes et profondément fascinantes, les deux formes d’art ne se rejoignent que pour maintenir chacune ses propres spécificités. Convoqué dans le rôle incommode du chef d’orchestre, Alejo Pérez sublime une composition ardue, nullement chaotique mais extrêmement hétérogène. La structure très complexe appelle à une surveillance maniaque de chaque détail et le résultat est assez remarquable.

GerMANIA est un opéra somptueux, dont la richesse des rôles est seulement l’un des éléments les plus évidents. Quarante personnages dessinent les fragments narratifs à suivre, les éléments dramatiquement voués au naufrage. L’interprétation poignante des trois veuves (Sophie Desmars, Elena Vassilieva et Mairam Sokolova) apparait comme un des centres pulsants de l’opéra. Le traitement très contrasté des voix suit celui de l’âges des personnages et structure aussi la présence scénique des trois femmes. La dualité entre Staline (Gennadi Bezzubenkov) et Hitler (James Kryshak) sculpte aussi les tessitures et les positions vocales et politiques opposées des deux dictateurs : basse démoniaque le premier, surhomme hyper-aigu le deuxième. Parmi les autres chanteurs, nous saluons la performance de Karl Laquit dans le rôle du « géant rose », tueur maudit et pervers qui semble sorti du dernier opus cinématographique de Pasolini, le terrifiant Salò ou les 120 Journées de Sodome.

Spectacle vu le 28 mai 2018

Le spectacle a lieu :
Opéra de Lyon
1 Place de la Comédie – Lyon
samedi 19, mercredi 21, lundi 28 et mercredi 30 mai 2018 à 20h, lundi 21 mai à 16h et lundi 4 juin à 20h

L’Opéra de Lyon présente
GerMANIA
opéra en deux actes et dix scènes d’Alexander Raskatov
livret du compositeur d’après
Germania Mort à Berlin et Germania 3, les spectres du Mort-homme d’Heiner Müller
en allemand et russe
création mondiale
direction musicale Alejo Pérez
mise en scène John Fulljames
décors Magda Willi
costumes Wojciech Dziedzic
lumières Carsten Sander
vidéo Will Duke

Dame 1, Femme du prisonnier allemand et Frau Hauptmann   Sophie Desmars
Dame 2, Anna et Frau Weigel   Elena VassilievaDame 3 et Frau Kilian   Mairam Sokolova
Soldat allemand 3, Cremer et Voix du garçon   Andrew Watts
Géant rose   Karl Laquit
Hitler   James Kryshak
Soldat allemand 2, Lieutenant et Criminel russe 1   Alexandre Pradier
Thälmann, Soldat allemand 1 et Trübner   Michael Gniffke
Officier allemand 1, Capitaine et Prisonnier allemand   Boram Kim
Ulbricht, Officier allemand 2, Général, Goebbels, Criminel russe 2 et Voix du Poète   Ville Rusanen
Soldat russe 1, SS et Kapo   Piotr Micinski
Soldat russe 2 et Travailleur 2   Timothy Murphy
Staline, Travailleur 1 et Voix de Gagarine   Gennadi Bezzubenkov
Soldat russe 3 et Haut-parleur 1   Didier Roussel
Haut-parleur 2   Brian Bruce
Fugitif et Rattenhuber   Gaëtan Guilmin

orchestre, chœurs et studio de l’Opéra de Lyon

durée 2h

www.opera-lyon.com