Entre Proust et Bergman : La Traviata d’Olivier Desbordes

Centre Lyrique LogoL’Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand accueille La Traviata de l’Opéra Éclaté dans une intelligente mise en scène d’Olivier Desbordes qui touche aux fondements de tout discours sur le sentiment amoureux : le caractère anachronique de sa représentation

Pour notre première fois à l’Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand nous avons choisi un des opéras les plus représentés de Verdi : La Traviata. Dirigée par un raffiné et ponctuel David Molard, le petit orchestre de chambre de l’Opéra Éclaté, s’est montré à la hauteur des attentes. Mais le centre névralgique de cette production est, sans doute, le travail d’Olivier Desbordes qui ne vise pas à une relecture de La Traviata ou à une version déformée de ce chef-d’oeuvre. L’objectif (parfaitement atteint) du metteur en scène est de saisir ce qu’il y a de cinématographique tant dans cet opéra que dans le sentiment amoureux. L’amour, et celui de La Traviata est un cas exemplaire, est pure représentation, travail du logos qui essaie de saisir ce qui ne peut qu’échapper à cette représentation. Et tout discours amoureux se révèle être un discours décliné temporellement au passé. Voici pourquoi nous avons un dédoublement de Violetta, la première condamnée à une fixité absolue (Serenad Burcu Uyar), clouée au lit, voix de l’héroïne verdienne, tandis que la deuxième (Fanny Aguado) agit sur scène et est le corps de l’action. Une action dépourvue de voix : poiein muet. Grâce à l’aide d’une caméra mobile, le visage de la Violetta alitée est re-proposé sur l’écran et celui-ci devient le lieu de tous les regards du public. Pour atteindre le parfait déroulement de cette structure, il est donc nécessaire se désengager de la directionnalité directe entre Violetta et le public. La soprano turque ne peut donc plus regarder le public sans protection et l’intervention d’une caméra et de son instrument désincarné de l’écran, permettent l’instauration d’un regard chargé d’histoire. L’image transmise sur l’écran est une image tremblante et non pas fixe, pathétique (du grec πάσχω, « être affecté ») et non pacifiée. On est loin d’un simple dédoublement de l’image : on plonge ici dans la vérité d’un corps souffrant

Violetta est atteinte d’une maladie mortelle et La traviata n’est pas autre chose qu’un long flashback qui retrace le parcours d’une vie vouée à une fin déjà écrite. Cruellement parfait devient ainsi le choix d’obliger la mourante Violetta à son lit à parti duquel, comme chez Proust et chez Bousquet, le logos peut se dérouler, prendre une forme littéraire et un corps artistique. La privation devient ainsi le moteur de l’histoire, la chance d’une contre-effectuation vitale. Serenad Burcu Uyar, protagoniste absolue de cette production, aurait fasciné Alberto Savinio car elle réussit le pari d’une Traviata populaire. Opposé à l’amour bourgeois du Tristano, celui de la Traviata est un amour « destiné à résonner dans les périphéries des villes ». Ce caractère périphérique de l’opéra et de ce sentiment ne doit pas être compris dans une opposition de valeur et de prestige, mais seulement dans une conception résolument d’authenticité. Le sentiment amoureux de Violette est vrai, authentique mais prêt à se sacrifier afin de préserver les intérêts des autres. Le chant de la Burcu Uyar est émouvant et le traitement vocal est un travail d’orfèvre, soigné et indiscutable, d’une beauté poignante qui (justement) subjugue tout auditeur.  À travers l’image retransmise, et que son alter ego muet caresse comme dans Persona de Bergman, nous sentons la vraie Violetta. Son regard devient le punctum barthesien de l’image tremblante et les gouttes de la transpiration assument le rôle d’excroissance du sentiment amoureux. Pas de mensonge, pas de mise à distance : le punctum transperce l’image, et la manifestation translucide de son effort exprime un néoréalisme latent de la démarche cinématographique.

Cette Traviata prend vie dans un décor simple et efficace démontrant l’inutilité de certaines mises en scène surchargée : less is more. Côté chanteurs, le napolitain Gino Nitta a interprété un Alfredo franc, habité d’un amour dépourvu de toute superstructure nobiliaire. Son amour est sans détour, immédiat et nous regrettons que cela ne transparaisse parfaitement à cause d’un chant trop dans les règles. L’excellent Christophe Lacassagne a dessiné un Germont élégant et fort, capable de combler l’espace scénique dès son apparition vocale. Une interprétation fascinante et soucieuse de son rôle. Le Germont de Lacassagne reste un noble qui ne s’immisce pas au monde du sentiment amoureux de son fils et de Violetta, car son univers est loin de cette dynamique trop populaire. Voici que le père pousse en dehors de la scène (et de cet amour) le fils pour sauver les intérêts supérieurs, ceux de la famille. Mais la vérité du sentiment de Violetta, sa dévotion à l’autre, sera la condamnation de Germont : son sacrifice le marquera à jamais et la mort de Violetta éternisera cette peine.

Spectacle vu le vendredi 2 février 2018

Le spectacle a eu lieu :
Opéra-Théâtre
22 Boulevard Desaix – Clermont-Ferrand
vendredi 2 février 2018 à 20h, dimanche 4 février à 15h

Le Centre Lyrique Clermont-Auvergne, ScénOgraph – Scène Conventionnée Théâtre et Théâtre Musical Figeac / Saint-Céré et Opéra Éclaté ont présenté
La Traviata
musique de Giuseppe Verdi
livret de Francesco Maria Piave d’après Alexandre Dumas fils
1853

direction musicale David Molard
mise en scène Olivier Desbordes
collaborateur artistique Benjamin Moreau
décor, costume Patrice Gouron
création lumière Joël Fabing
vidéaste Clément Chébli
création Maquillage Pascale Fau
chef de chant Elizabeth Brusselle
surtitrage David M. Dufort

Violetta   Serenad Burcu Uyar
Violetta muette   Fanny Aguado
Alfredo Germont   Gino Nitta
Giorgio Germont   Christophe Lacassagne
Flora   Sarah Lazerges
Gaston   Éric Vignau
Le Docteur Grenvil   Matthieu Toulouse
Baron Douphol   Laurent Arcaro
Marquis   Yassine Benameur
Annina   Nathalie Schaaff

chœur et orchestre Opéra Éclaté
durée 2h45 entracte compris

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