Redécouvrir l’histoire de l’opéra

L’Opéra de Lyon ne dément pas son rôle de lieu de découvertes et de nouvelles productions. Avec la saisissante mise en scène de Richard Brunel, Le cercle de craie d’Alexander von Zemlinsky retrouve finalement sa place et s’ouvre à des nouvelles interprétations politiques

L’Opéra de Lyon est un lieu plus proche de l’atelier d’un artisan que de celui d’un magicien. Ici on ne découvre rien par hasard et le résultat final n’est pas celui d’une magie miraculeuse mais plutôt l’aboutissement d’un travail de longue durée. Un travail fait de recherche et de découvertes qui plonge dans la poussière du temps pour en faire émerger une rareté oubliée ou une création imprégnée d’histoire. Dans le cas du Cercle de craie il s’agit, sans aucun doute, du travail d’un philologue musical dont les mains se mettent à trembler devant la petite perle rare à extraire de l’oubli. Un rôle que Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon, endosse à la perfection en tant que fin connaisseur, mais aussi sourcier qui déterre ce qu’une déplorable damnatio memoriæ avait relégué dans les profondeurs de la terre.

Si le compositeur Alexander von Zemlinsky est de ceux que l’effrayante et incompréhensible violence de l’histoire a rangé dans le placard des personæ non gratæ, son opéra Le cercle de craie a failli même ne jamais voir le jour (mais cela ne l’épargnera pas d’une très longue disparition des scènes). L’histoire de cet opéra est profondément marquée par les sentiments et le Zeitgeist de l’art l’époque, mais aussi par les terribles événements de l’Allemagne nazie. Klabund, dramaturge renommé dans le monde germanique des premières décennies du XXe siècle, récupère un ancien conte chinois et publie son Cercle de craie en 1925. Cette pièce servira de base à Zemlinsky pour son livret, à partir duquel il élaborera son orchestration. En 1933 l’opéra est prêt et dans le mois d’avril il doit débuter, simultanément, dans les théâtres de Berlin, Francfort, Cologne et Nuremberg. Mais entre-temps l’histoire a rattrapé l’art et cette première démultipliée (qui montre l’attention que l’on réservait à Zemlinsky à cette époque) n’aura jamais lieu. Hitler avait déjà été nommé chancelier le 30 janvier et avec les élections du 5 mars, son parti, le NSDAP, obtient la majorité absolue des sièges au Reichstag. Le monde entre dans une des phases les plus dramatiques de son histoire.

L’opéra de von Zemlinsky sera enfin crée à Zurich l’année suivante et sera représenté brièvement aussi en Allemagne pour finalement disparaitre de l’histoire… Jusqu’en 2003, quand, encore une fois à Zurich, il sortira de l’oubli. La production actuelle de l’Opéra de Lyon représente donc une première française et le sentiment que nous avons eu en assistant à la pièce a été celui d’un moment retrouvé de l’art musical du Novecento. La musique extrêmement riche et les registres qui passent rapidement de celui du cabaret (mais non pas celui « lunaire » du disciple Schoenberg) au ton solennel et grandiose des parties d’actions (comme chez Strauss) sont remarquables. Lothar Koenigs interprète la partition avec une belle énergie et se pose constamment au service des chanteurs. Et ce sont justement les chanteurs qui restent le centre de cet opéra retrouvé. Dans la mise en scène intelligente, puissante et techniquement parfaite de Richard Brunel, les personnages se déplacent et vivent ce drame chinois posé sous le signe de Salomon.

La jeune Haitang (une touchante Ilse Eerens) parcourt la pièce comme une victime subissant les pires violences imaginables mais, suite à l’intervention prodigieuse du deus ex machina, le prince Pao (un élégant Stephan Rügamer), elle trouve un bonheur qu’elle n’avait jamais connu et sa revanche, douce et emplie de justice, la pousse jusqu’à fixer les règles au nouvel empereur. Pourtant, l’opéra se clôture sur une ouverture, une superposition d’images qui affiche un happy end à travers lequel nous apercevons un final tragique, avec la jeune Haitang allongée sur le lit d’exécution. Une fable à la fin heureuse ou un brusque réveil du monde magique et féerique qui replonge les personnages dans la réalité corrompue ?

Le cercle de craie est une histoire ancienne et magique, une célébration de la justice et de l’honnêteté qui triomphent face à la malhonnêteté et à la corruption. Mais c’est justement dans ce monde déliquescent et débauché que l’on retrouve les plus beaux rôles.

Monsieur Ma montre une profondeur psychologique extraordinaire et une intéressante évolution tout au long de deux premiers actes. Martin Winkler interprète ce rôle avec précision et une très grande attention aux indications du chef d’orchestre.

Nous avons aimé particulièrement la soprano Nicola Beller Carbone, dans le rôle de Yü-Pei, la première femme de monsieur Ma. C’est la voix du désespoir et de la violence subie, mais aussi celle de la vengeance sans merci. Son chant sait se faire tremblant et intense, vrai et touchant, avant d’activer le changement radical qui s’effectue suite à la répudiation de la part de son mari. C’est à partir de ce moment qu’elle incarne pleinement et magnifiquement le rôle de la « méchante ».

Personnage fondateur de l’intrigue, monsieur Tong, tenant de la maison de thé (euphémisme pour « maison close ») est interprété par un merveilleux et burlesque Paul Kaufmann. Diabolique et froide, son interprétation est précieuse notamment en ce qui concerne l’ouverture de la pièce, moment délicat dans lequel nous sommes plongés dans cet étrange monde. Une dramaturgie intelligente le pose face à des policiers facilement corruptibles lui donnant la chance de se présenter en tant qu’ancien bourreau, aujourd’hui propriétaire d’une florissante activité de prostitution.

Avec Le cercle de craie l’Opéra de Lyon confirme sa ligne novatrice et audacieuse qui lui vaut pleinement le titre de « Opernhaus der Jahres » par la revue lyrique allemande Opernwelt.

Spectacle vu le 20 janvier 2018

Le spectacle a lieu :
Opéra de Lyon
1 Place de la Comédie – Lyon
Samedi 20, lundi 22, mercredi 24, vendredi 26, mardi 30 janvier et jeudi 1er février 2018 à 20h, dimanche 28 janvier à 16h

L’Opéra de Lyon présente
Le cercle de craie
(Der Kreidekreis)
de Alexander von Zemlinsky
opéra en trois actes et sept tableaux
1933
livret de Klabund
en allemand
nouvelle production

direction musicale Lothar Koenigs
mise en scène Richard Brunel
dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas
vidéo Fabienne Gras
décors Anouk Dell’Aiera
costumes Benjamin Moreau
lumières Christian Pinaud

Tschang-Haitang Ilse Eerens
Tschang-Ling Lauri Vasar
Ma Martin Winkler
Yü-Pei Nicola Beller Carbone
Prince Pao Stephan Rügamer
Tschu-Tschu Stefan Kurt
Tschao Zachary Altman
Tong Paul Kaufmann
Mrs Tchang Doris Lamprecht
Sage-Femme Hedwig Fassbender
Une bouquetière Josefine Göhmann
Un coolie Luke Sinclair
Soldat Matthew Buswell
Un coolie Alexandre Pradier
orchestre, maîtrise et studio de l’Opéra de Lyon

durée 2h30 avec entracte

www.opera-lyon.com