L’espace et l’action

Deuxième volet du Festival « Vies et destins », L’Enchenteresse de l’Opéra de Lyon selon Andriy Zholdak, opéra de Tchaïkovski  inédit en France, a su fasciner avec sa puissance, capable d’utiliser un éscamotage objectuel scénographique comme lieu de création et de passage

Quelque chose de l’ordre du surnaturel agit dans L’Enchanteresse de Tchaïkovski selon Andriy Zholdak. L’opéra russe, inédit en France, présentant le deuxième chapitre du festival « Vies et destins » de l’Opéra de Lyon, prend place dans des boites qui se juxtaposent sur scène, créant des rapports dramatiques intenses. Un espace étrange s’ouvre devant ces contenants opératiques, un espace ne possédant pas de forme établie et fixe, s’établissant en dépit de sa volonté géométrique. Un lieu dont les frontières se déplacent sans toucher à son insistance géographique. L’espace qui s’ouvre entre l’escamotage objetuel scénographique est donc un lieu changeant qui relie les scènes et les lieux, tributaire de son identité d’indétermination. Nous nous plaçons ici dans un espace de signification primaire liant physique et surnaturel qui permet l’action, la provoquant et s’ouvrant, dans le chant des possibilités de l’advenir, à la seule vérité réelle, même si cette dernière s’avère cruelle et mortelle.

La cause du bouleversement revient à la valeur statuaire d’indétermination qui l’accompagne : les actions des personnages ont ici leur origine, mais cet espace ne peut être décrit comme un lieu de commande, un point déterminé et localisable d’où émanent les décisions du pouvoir. Le « surnaturel »  émane justement d’un manque d’identification précise, laissant la place à un pan flou énergétique, lieu d’apparition et de disparition. Nous pourrions évoquer ce lieu comme un « saut », expérience de soulèvement et de défi des lois de la pesanteur mais également comme geste profondément physique, car chargé d’une présence mondaine inébranlable.

Ce lieu à la fois exposé et protégé du reste des scènes-boîtes accueille le terrifiant Mamyrov (sous les traits de Piotr Micinski, magnifique basse justement ovationnée par le public) vieux clerc tirant les ficelles de la contre-histoire qui combat et gagnera tout sentiment amoureux. Grâce à des lunettes de réalité augmentée, Mamyrov intervient dans le réel pour le modifier et la portée de cette « saisie » se révèle factuelle : la modification des chemins des personnages en témoigne cruellement. La fascinante enchanteresse Nastassia/Kouma (Elena Guseva) devient donc une marionnette, un pantin dans la stratégie mortifère de Mamyrov. Son chant est puissant et ouvre à une ponctualité spatiale déterminée. Ses cristaux vocaux émergent, purs et intouchables (l’arioso de l’Acte I, scène 4 est un véritable chef-d’œuvre) et dans cette perspective la volonté malsaine de Mamyrov de faire taire à jamais cette voix de lumière prend place et se réalise.

Nous avons particulièrement apprécié Evez Abdulla, interprétant le prince Nikita Kourliatev, gouverneur de Nijni Novgorod. Doté d’une petite opacité qui lui est congéniale, le baryton joue sur les oppositions et les directionnalités antinomiques imposées par son personnage. Défiant le pouvoir de Kouma, le prince tombe sous le charme de l’enchanteresse et sa rage se transforme alors en amour. Sa femme, l’explosive et redoutable princesse Eupraxie Romanovna sous les traits de Ksenia Vyaznikova, impose un chant puissant au caractère définitif, dont les aigus révèlent une volonté destructrice dépourvue de toute possibilité de compromis. Le ténor Migran Agadzhanyan est exceptionnel dans le rôle du prince Youri, le fils du couple ; son caractère verdien le distingue remarquablement des autres solistes de la soirée, nous subjuguant par un traitement de la voix absolument précieux. Belle prestation également de Mairam Sokolova incarnant Nenila, sœur de la princesse, dont le chant plus rond s’avère parfaitement intégré dans l’opéra.

Le chef Daniele Rustioni célèbre le rythme et la richesse de la partition de Tchaïkovski. Énergique, puisant dans la matière musicale son élan vital, Rustioni émerveille dans l’exubérance et la fête (la danse de la fin du premier acte) comme dans la gravité, montrant une exigence totale et parvenant à une performance fascinante.

Spectacle vu le dimanche 31 mars 2019 à 16h

Le spectacle a eu lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
de vendredi 15 au dimanche 31 mars 2019

LOpéra de Lyon a présenté :
L’Enchanteresse
(Tcharodeïka)
de Piotr Ilitch Tchaïkovski
opéra en quatre actes
1887
livret d’Ippolit Chpajinski
nouvelle production
en russe

direction musicale Daniele Rustioni
mise en scène et décors Andriy Zholdak
lumières Andriy Zholdak et les équipe lumières de l’Opéra de Lyon
décors Daniel Zholdak
costumes Simon Machabeli
vidéo Étienne Guiol
conseiller dramaturgique Georges Banu
chef des chœurs Christophe Heil

Prince Nikita Kourliatev, gouverneur de Nijni Novgorod Evez Abdulla
Princesse Eupraxie Romanovna, sa femme Ksenia Vyaznikova
Mamyrov, vieux clerc Piotr Micinski
Prince Youri, leur fils Migran Agadzhanyan
Nenila, sa sœur, suivante de la princesse Mairam Sokolova
Ivan Jouran, maître de chasse du prince Oleg Budaratskiy
Nastassia (surnommée Kouma), aubergiste Elena Guseva
Loukach, fils de marchand Christophe Poncet de Solages
Kitchiga, lutteur Evgeny Solodovnikov
Païssi, vagabond sous l’apparence d’un moine Vasily Efimov
Koudma, sorcier Sergey Kaydalov
Foka, oncle Simon Mechlinski
Polia, amie de Kouma Clémence Poussin
Balakine, marchand de Nijni-Novgorod Daniel Kluge
Potap, fils de marchand Roman Hoza
Invité Tigran Guiragosyan
orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon

durée 3h55 avec entracte

www.opera-lyon.com