Entre gémellité et déshumanisation

Festival D'avignon« Ni récit, ni journal. Peut-être des souvenirs, mais impurs, reconstitués ». Avec ces paroles de Philippe Lacoue-Labarthe, livrées à un texte magnifique conçu pour la XXXIX Esposizione internazionale d’arte du 1980, Venise, légendes, je m’apprête à reconstruire les deux derniers jours de mon Festival d’Avignon, placé cette année sous le signe du « genre »

Lundi 23 juillet, la journée s’ouvre sur une pièce annoncée comme « jeune public », mais qui se révèle sans définition stricte possible : le spectacle s’éloigne de ce que l’on pourrait définir comme une « écriture pour enfant » car, comme la metteuse en scène, Karelle Prugnaud le définit dans la note d’intention, ce qui agit ici est « une écriture tout court » et ce manque de spécification et de spécialisation fait de Léonie et Néolie un travail de très grande envergure. De quoi est-il question dans la pièce écrite par Nathalie Papin ? Il est ici question de gémellité, de ce lien charnel et complexe de vie, désirs et fuite : un conte fantastique, enraciné dans une intimité vive et vivante, familière, féminine. C’est à partir d’une petite conversation entre l’auteure et sa mère, autour du rapport entretenu avec la sœur jumelle de cette dernière – conversation dont la durée d’une heure précise se retrouve dans celle de la création à la Chapelle des Pénitents blancs – que Nathalie Papin travaille constamment, durant plusieurs années, la matière vivante de l’écriture, afin de parvenir à la publication d’un petit livret qui possède également aujourd’hui sa réalisation visuelle.

A Avignon, les deux sœurs jumelles évoluent dans un univers qui semble avoir été emprunté à Matthew Barney, dans un décor très wendersien conçu par le visionnaire Thierry Grand. La pièce est fascinante où l’incarnation du rêve de fuite se concrétise dans une évolution ouvrant une blessure à l’intérieur d’un processus unificateur. Léonie (Justine Martini) et Néolie (Daphné Millefoa) fuient pour rester unies, pour célébrer une véritable unité que la mère, à la fois, véhicule et nie sans arrêt, soustrayant à la vue publique, à tour de rôle, une des deux filles. Le monde ne doit pas connaître l’existence de deux jumelles – traditionnellement vues comme un signe du diable – mais d’une seule fille, l’autre se retrouvant contrainte à rester à la maison, cachée des regards extérieurs. La sortie de cet emprisonnement alterné prend la forme d’une course, jalonnée de pauses, sur les toits – voici la stégophilie – d’une ville inconnue. Cette fuite ne se définira pas comme l’unité des deux, le lien indissociable présent dans la gémellité, mais comme une vraie libération, celle qui parvient à les débarrasser également de leur forme immature d’adolescentes pour se propulser, finalement, vers le territoire inconnu de la possibilité de réalisation de leur monde onirique et de la formation d’une identité singulière.

L’après-midi s’ouvre avec Méduse, de la compagnie bordelaise Les Bâtards dorés, dans le gymnase du lycée de saint-Joseph. Comme son titre l’indique, nous sommes en présence d’une pièce tétanisante et historique, qui évoque immédiatement tant une des trois Gorgones, que le célèbre tableau de Géricault. Un spectacle immersif qui plonge le spectateur dans l’histoire du naufrage de la frégate, d’abord en esquissant le procès dramatique qui a eu lieu à Rochefort suite aux événements tragiques du 2 juillet 1816, puis, dans une deuxième partie bouleversante et rude, transformant la salle-même en radeau, provoquant des réactions chez un public devenu compagnon inconfortable de « la Machine » – l’autre nom de la plate-forme de sauvetage. S’appuyant sur le récit fait par Jean Baptiste Henri Savigny (chirurgien) et Alexandre Corréard (ingénieur-géographe des Arts et Métiers), deux des survivants des événements, le spectacle semble se dérouler comme un récit distant et encadré des faits, mais très rapidement, portés par le pathos des témoignages (notamment celui de la mort de sa femme par monsieur Jacques), nous sommes plongés dans les interstices d’un récit incomplet, dans les contradictions et les spectres d’un processus de déshumanisation prenant les formes de la soumission, d’une animalité violente et inouïe et de cannibalisme. Ecrasés de violence, nous nous appuyons, comme dernier espoir d’humanité, à l’art. Sur scène, Jean-Michel Charpentier peint un très grand tableau d’où les visages émergent de l’aveuglante surface comme des nécessités anonymes, des voix étranglées, des ressemblances pures, dont les traits durs et définitifs rappellent un certain Giacometti. Le drame continue et s’accomplit sur scène, laissant derrière lui une longue trace de sang impossible à regarder.

Les spectacles ont eu lieu :
Chapelle des Pénitents blancs
Place de la Principale – Avignon
lundi 23 juillet 2018 à 11h

Gymnase du lycée Saint-Joseph
rue des Teinturiers – Avignon
lundi 23 juillet 2018 à 15h

Léonie et Néolie
création 2018
durée 1h
texte Nathalie Papin
mise en scène Karelle Prugnaud
dramaturgie Nathalie Papin et Karelle Prugnaud
scénographie Thierry Grand
lumière Emmanuel Pestre
musique et son Rémy Lesperon
vidéo Tito Gonzalez-Garcia, Karelle Prugnaud
costumes et assistanat à la mise en scène Antonin Boyot-Gellibert
avec Justine Martini, Daphné Millefoa, Yoann Leroux, Simon Nogueira
production Compagnie L’envers du décor
Coproduction Oara Nouvelle-Aquitaine, La Rose des vents Scène nationale Lille Métropole, Scène nationale Tulle / Brive, Dieppe Scène nationale, Le Grand T théâtre de Loire Atlantique, Festival d’Avignon, Théâtre des 4 Saisons Scène conventionnée de Gradignan, Scène nationale d’Aubusson, La Coursive Scène nationale de La Rochelle, Scène nationale d’Albi, Gallia Théâtre Scène conventionée de Saintes, Espace des arts Scène nationale Chalon-sur-Saône
avec le soutien de la CCAS les Activités sociales de l’énergie, Ministère de la Culture Drac Nouvelle-Aquitaine, Cie Florence Lavaud et pour la 72è édition du Festival d’Avignon : Spedidam
durée 1h

Méduse
création 2016
conception, mise en scène et scénographie Les Bâtards dorés
texte Les Bâtards dorés
d’après Le Naufrage de la Méduse de Alexandre Corréard et Jean-Baptiste Savigny et avec un extrait de Ode Maritime de Fernando Pessoa (traduction Dominique Touati)
musique Lény Bernay
peinture Jean-Michel Charpentier, Charlotte Puzos
lumière Lucien Valle
avec Romain Grard, Lisa Hours, Jules Sagot, Manuel Severi et à l’image Christophe Montenez de la Comédie-Française
production Les Bâtards dorés
avec le soutien de Oara Nouvelle-Aquitaine, Studios de Virecourt
en partenariat avec le théâtre de la Loge (Paris), Iddac, Cie Dodeka
durée 1h45

Festival d’Avignon
du 6 au 24 juillet 2018

www.festival-avignon.com