Le fantasmatique chez Haendel

Œuvre méconnue de Haendel, Rodelinda complète la trilogie des grands opéras serias commencée avec Giulio Cesare in Egitto et Tamerlano. Sous la direction fascinante de Stefano Montanari, Claus Guth présente à l’Opéra de Lyon un travail exigeant et essentiel dont les lignes épurées tracent une Lombardie bouillonnante et héroïque

Confié au fidèle librettiste Nicola Francesco Haym adaptant le livret d’Antonio Salvi, poète de Ferdinando de’ Medici, Rodelinda puise ses racines dans le travail de 1677 de Giacomo Bussani (pour la musique de Antonio Sartorio) et dans la tragédie Pertharite, roi des Lombards (1653) de Pierre Corneille.

A l’Opéra de Lyon, Claus Guth s’appuie sur un rôle mineur, muet, comme engrenage fondamental de toute action. C’est à travers le regard de Flavio (Fabián Augusto Gómez Bohórquez), fils de Bertarido et de Rodelinda, que l’histoire se construit et se lève de son historicité dramatique pour prendre un envol imaginaire et rêvé par l’enfant. Cet imaginaire se révèle non seulement fascinant et onirique, mais aussi seul réel possible, malgré la tournure dramatique et intolérable que les forces négatives de l’histoire ancrent dans l’action, s’imposant comme unique issue possible. Grimoaldo, duc de Bénévent, usurpe le trône du roi des Lombards en tuant Bertarido, l’héritier légitime. Pour atteindre son projet royal, il force Rodelinda, femme de Bertarido, à l’épouser afin de monter au pouvoir et de réaliser son rêve. C’est à partir de ces actes criminels que l’opéra commence à tracer deux lignes imaginatives que la mise en scène de Claus Guth concrétise. Une force fantasmatique agit sur la pièce et, quand sa présence réelle atteint enfin un niveau de visibilité, c’est uniquement sa composante fantasmatique qui perdure et hante l’action. Si la mort représente le casus belli, le commencement de cette aventure, elle, reste dans le domaine de l’apparence sans pour autant atteindre le niveau du fantasmatique. Bertarido n’a jamais cessé de vivre et n’a jamais même risqué la mort (ni, au début, dans la scène de l’usurpation du trône, ni dans sa cellule, malgré la présence des traces de son sang). La mort du roi ne cesse pourtant d’être évoquée alors qu’elle se réduit à une simple distorsion historique. Si l’opéra se déroule sur la mort de Bertarido, sa mort n’a jamais pourtant représenté le fond de la véracité de l’histoire. Le roi chassé est marqué d’une spécificité : la fuite. Bertarido ne cesse ainsi de se soustraire à la mort car il est un personnage fuyant : tant qu’il y a des guerres, il y a un mouvement de fuite. Seule la pacification complète et définitive (toute histoire exige une fin, un point final au-delà duquel il ne nous est pas permis de procéder) peut permettre la dissipation du mouvement et la fuite. Une fois que tout est rentré dans l’ordre naturel (et « divin ») des choses, l’opéra peut s’affirmer comme cercle fermé et réalisé, produit artistique complet et lisible : tant qu’il aura mouvement de fuite, il y aura opéra. Tandis que Bertarido représente un mouvement horizontal, Flavio, son fils, opère lui un autre type d’impulsion : il y a chez lui une véritable force fantasmatique, opérant dans le réel, mais sans s’actualiser totalement; ses dessins s’installent au creux de l’histoire, sans pourtant la modifier. Ils agissent, librement, comme des bribes oniriques et visionnaires, anticipant la suite des événements en les accompagnant étroitement, à tel point que nous n’arrivons plus à distinguer leur portée imaginative. Cela est dû à une adhésion presque totale à l’événement même, à son actualisation incessante et nécessaire. Quelque chose échappe pourtant à cette logique, quelque chose qui ne se laisse par embrigader par les étouffantes structures de la réalité. Si nous distinguons les effets – ce que nous pensons représenter les effets –  de ces projets en papier, il est indéniable qu’il y a un « reste » de cette démarche, un reste impossible à récupérer dans une logique économique. Il s’agit d’un surplus ineffable – qui résiste donc à la mort – et qui perdure au-delà même de l’opéra, de la fin, nécessaire et réitérée de l’histoire. Ce relief est constitué des gribouillis périphériques, des résidus de clarté insaisissables immédiatement par le spectateur. La lecture rapide imposée par le déroulement de l’histoire permet à ces particules libres d’agir malgré l’histoire et malgré le référent. Dans les recoins de ces architectures aux lignes dures et fortes, quelque chose se dépose comme une saleté éternelle, un résidu inutilisable visant l’oubli pour perdurer dans le temps.

Rodelinda est la célébration de la fidélité conjugale et de la loyauté et une fois l’ordre rétabli – à travers aussi la force du pardon – elles seront récompensées par une élévation économique : là où il y a restauration, il y a une logique politique du pouvoir. Dans cette célébration, le rôle de Rodelinda revient au soprano espagnol Sabina Puértolas et sa performance s’avère remarquable. Parmi les neuf arie écrite pour son personnage, nous avons été subjugués par la superbe « Ombre, piante, urne funeste », lien mortel institué entre la femme et son époux, réponse à l’apparition fantômatique de Bertarido, interprété par le contre-ténor Xavier Sabata dont la voix conjure l’histoire et crée une éclaircie à l’intérieur de l’opéra. A chacune de ses interventions, une brèche s’ouvre dans la noirceur des événements, et semble ainsi en bloquer la ligne temporelle. Sabata s’installe parfaitement dans le personnage du roi, son interprétation émeut précisément pour cette capacité d’arrêter le temps : si Bertarido est un personnage fuyant et horizontal, il est aussi cette présence mondaine et invisible qui instaure ses pauses chronologiques chargeant le temps à venir d’un poids historique dont à lui seul revient la tâche d’expier. A l’opposé, Krystian Adam ne brille pas dans le rôle de l’ennemi Grimoaldo . Le ténor polonais apparait seulement, sans inciser et, comme son personnage, il demeure « entre les choses ». Nous avons été en revanche conquis par la performance de Jean-Sébastien Bou dans le rôle de Garibaldo, ami et confident de Grimoaldo. Discret, presque transparent pendant le premier acte, le baryton français s’impose dans la suite de l’opéra. Son désir et sa soif de pouvoir ne s’embarrassent pas de la présence encombrante d’une canne qui, à l’inverse, semble les concrétiser. Une merveilleuse Eduige, sœur de Bertarido et fiancée de Garibaldo, est dessinée par Lidia Vinyes Curtis, surprenante et ponctuelle.

Cette production a été magnifiée par le génie de Stefano Montanari. Aujourd’hui responsable artistique de l’ensemble baroque de l’Orchestre de l’Opéra, I Bollenti Spiriti, Montanari est une des plus belles acquisitions que l’Opéra de Lyon s’est réservée ces dernières années. Le rôle de chef d’orchestre semble ne pas lui suffire : il chante, il est constamment dans la pièce et participe au déroulement des événements comme un élément nécessaire – et pourtant imprévu – de l’opéra. Sa présence réjouissante et précieuse rend cette Rodelinda inoubliable.

Spectacle vu le mercredi 26 décembre à 19h30

Le spectacle a eu lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
de samedi 15 décembre 2018 à mardi 1 janvier 2019

LOpéra de Lyon a présenté :
Rodelinda
opéra en trois actes, 1725
de Georg Friedrich Haendel
livret de Nicola Francesco Haym
en italien

direction musicale Stefano Montanari
mise en scène Claus Guth
décors et costumes Christian Schmidt
lumières Joachim Klein
chorégraphie Ramses Sigl
vidéo Andi A.Müller
dramaturgie Konrad Kuhn

Rodelinda Sabina Puértolas
Grimoaldo Krystian Adam
Eduige Avery Amereau (les 15, 17, 19, 21 et 23 déc.)
Eduige Lidia Vinyes Curtis (les 26, 28 déc. et 1er jan.)
Unulfo Christopher Ainslie
Bertarido Lawrence Zazzo (les 15, 17, 19 déc. et 1er janv.)
Bertarido Xavier Sabata (les 21, 23, 26 et 28 déc.)
Garibaldo Jean-Sébastien Bou
Flavio Fabián Augusto Gómez Bohórquez

Orchestre de l’Opéra de Lyon

durée 4 heures avec entracte

 www.opera-lyon.com