Entre Dumas et Verdi : la Violetta lysergique de Benjamin Lazar

Mc2Benjamin Lazar s’est lancé dans le courageux projet de travailler la source et le chef-d’œuvre pour façonner un spectacle original sans suffoquer l’histoire. Le résultat est Traviata – Vous méritez un avenir meilleur où l’espoir du titre reste enfermé dans le caractère fantomatique non verbalisé

Il y a quelque chose qui nous a troublé dans cette étrange représentation de La Traviata donnée à la MC2 de Grenoble. D’abord, le titre : Traviata – Vous méritez un avenir meilleur. Non, ce n’est pas le sous-titre qui retient notre attention, mais l’absence de l’article, comme si, ici, il n’était pas question de représenter l’opéra de Verdi, mais de s’adresser directement à la protagoniste. Non pas de la représentation mais de l’interrogation, du questionnement direct : « Traviata, oui, toi, chante-nous tes souffrances et ton amour. Livre-toi et raconte-nous le rêve qui perdure malgré la condamnation ! ». La parfaite structure verdienne est sacrifiée à faveur d’un phénomène nébuleux, un brouillard de l’histoire où l’on perd nos repères et notre rigide sens de la ligne temporelle des évènements. Pour cette raison constitutive, nous pouvons rencontrer la Violetta de Verdi et Marie Duplessis de Dumas : non deux personnes séparées et similaires, mais la même personne troublée par la dramaturgie. Le travail de Benjamin Lazar, accompagné dans ce projet par Florent Hubert et Judith Chemla, se déroule à travers des anachronismes et des crases temporelles, des citations littéraires et des esthétiques troublantes.

« Au début, était le chaos ». Quelques lumières, des cris, quelques notes, beaucoup de mots et une confusion considérable. Nous reconnaissons Violetta (Judith Chemla) et Alfredo (Safir Behloul), Giorgio (Jérôme Billy) et Annina (Élise Chauvin). L’histoire que nous connaissons est bien là, mais la forme est violentée, rétrécie, griffée : elle est sous l’effet des acides. Il est nécessaire de faire abstraction de la volonté de reconduction à des éléments reconnaissables pour profiter de cette pièce qui se situe très loin du monde de l’opéra et très près de l’intention de faire du théâtre non pas « expérimental », mais « de fusion ». Un tas désordonné et chaotique de chanteurs, comédiens, musiciens et techniciens agit sur scène dans l’évident but de troubler nos certitudes. Les rôles s’interchangent et se compliquent, se dédoublent et disparaissent. Nous ne trouvons plus dans une société liquide mais dans une société brumeuse, impalpable et jouissive. La résistance initiale de Violetta à l’amour d’Alfredo se dissipe rapidement ; les histoires furtives disparaissent immédiatement ; l’amour même pour Alfredo devient un fondu très lent vers le noir de la mort. Rien ne possède une véritable définition, encore moins le nom de la protagoniste. Son nom est évanescent comme sa vie : brève, réduite à quelques souvenirs vendus aux enchères suite à sa mort (précisément celle de Marie Duplessis, achetés par le même Dumas). La volonté de s’accaparer un article de la vie de la courtisane montre la nécessité d’ancrer dans le réel la vie fantomatique (par définition secrète et incontrôlable). Ce caractère fantomatique passe de Marie à Violetta et Benjamin Lazar essaie d’axer l’attention sur cet insaisissable de l’histoire. Il ne s’agit pas de souhaiter à Violetta un futur plus agréable (on aurait lu « Traviata – Vous mériterez un futur meilleur »), mais de maintenir ce qui ne s’est pas accompli à l’intérieur de l’événement, parce que la vie fantomatique de Violette ne finit pas de se produire, incessamment. Maintenir le possible dans le réel, non pas simplement comme un autre réel qui ne s’est pas réalisé, mais comme son excroissance indissociable, nécessaire. « Vous méritez un avenir meilleur » : Violetta mourra, toujours, mais elle ne se réduira pas à cette mort. Son image, tributaire de La Malinconia et La meditazione de Francesco Hayez, n’est pas fixée à jamais et cela advient grâce à sa configuration aérienne. Comme si toute sa vie fantomatique était prise dans l’intervalle entre deux molécules d’eau, entre deux paroles énoncées.

Spectacle vu le jeudi 8 février 2018

Le spectacle a lieu :
MC2
4 rue Paul Claudel – Grenoble
mardi 6 février 2018 à 20h30, jeudi 08 et samedi 10 février à 19h30

La MC2 de Grenoble présente une production C.I.C.T. – Théâtre des Bouffes du Nord en coproduction avec Théâtre de Caen ; Espace Jean Legendre, Théâtre de Compiègne – Scène nationale de l’Oise en préfiguration ; Le Parvis – scène nationale de Tarbes-Pyrénées ; le théâtre – Scène nationale Mâcon-Val de Saône ; TANDEM – Scène nationale ; Théâtre Forum Meyrin / Genève ; Le Moulin du Roc – Scène nationale de Niort ; Théâtre de l’Incrédule ; Cercle des partenaires des Bouffes du Nord :
Traviata – Vous méritez un avenir meilleur
d’après La Traviata de Giuseppe Verdi
conception Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla
mise en scène Benjamin Lazar

avec
le médicin   Florent Baffi
Alfredo Gemont   Safir Behloul
Giorgio Gemont   Jérôme Billy
Flora Bervoix, Annina   Élise Chauvin
Violetta Valéry   Judith Chemla
le baron Douphol   Benjamin Locher

et les musiciens Marie Salvat, Axelle Ciofolo de Peretti, Myrtille Hetzel, Bruno Le Bris, Gabriel Levasseur, Sébastien Llado, Renaud Charles

arrangements et direction musicale Florent Hubert et Paul Escobar
chef de chant Alphonse Cemin
scénographie Adeline Caron
costumes Julia Brochier
lumière Maël Iger
maquillages et coiffures Mathilde Benmoussa
assistante à la mise en scène Juliette Séjourné
assistants à la scénographie Nicolas Brias et Fanny Commaret

action financée par la Région Ile-de-France
avec le soutien de la SPEDIDAM et l’aide d’Arcadi Île-de-France
avec la participation artistique du Jeune théâtre national
construction des décors Ateliers du Moulin du Roc – Scène Nationale de Niort
Le Théâtre de l’Incrédule est soutenu par la Région Normandie

durée : 2h10

www.mc2grenoble.fr