Une vie minuscule

Vie de Joseph Roulin réussit à combiner une véritable immersion dans l’univers esthétique de Vincent van Gogh et l’émergence d’une « vie minuscule », celle de Joseph Roulin, à la fois si proche et si éloignée de celle du génie néerlandais.

Le dispositif scénique prenant place sur la scène de la salle Célestine du théâtre lyonnais apparaît d’emblée comme un simple système voué à l’efficacité sensorielle qui ne conçoit aucune échappatoire au regard. Quatre surfaces réfléchissantes construisent un lieu-écrin qui, une fois activée, déploie un monde infini de couleurs, de pâtes et de sensations que le peintre de Zundert a pu imaginer et réaliser au cours de sa courte, folle et fulgurante existence.

Au centre de la scène se tient Thierry Jolivet, comédien et metteur en scène, auteur d’un spectacle à la croisée des chemins entre pièce de théâtre et concert, installation et hommage. En d’autres termes, ce qui se déroule dans le ventre du prestigieux Théâtre des Célestins constitue une véritable étincelle de vie. Jolivet insuffle à cette œuvre passion et rigueur, amour et charme. Le texte, de Pierre Michon, est en soi un ouvrage fascinant. C’est un livre très court, d’une soixantaine de pages seulement, qui demande à être lu d’une traite, sans interruption, avec la même passion qui nourrit ses pages.

Il est sans doute facile de tomber amoureux de ce spectacle, mais la facilité de ce glissement amoureux ne doit pas, nécessairement, être critiquée de manière « snob ». Peut-être devrions-nous nous demander pourquoi ce coup de foudre se produit de manière si spontanée, immédiate et totale. Et les mots d’Italo Calvino, ceux qui caressent son chef-d’œuvre, Leçons américaines, arrivent à point nommé : « La légèreté s’associe pour moi avec la précision et la détermination, et non comme l’imprécision et l’abandon au hasard. Paul Valéry a dit: il faut être léger comme l’oiseau et non comme la plume ». Thierry Jolivet choisit judicieusement la ponctualité, étant, selon les mots de Barthes, à la fois ponctuel et piquant. Le choix du metteur en scène français est d’opter pour ce genre de légèreté, celle du vol de l’oiseau.

Et c’est ainsi que sa voix, consacrée au déroulement du fil narratif, prend forme devant le public. Il le fait de manière très discrète, calme, presque intimidée face à la vie d’une personne ordinaire, une « vie minuscule », de celui qui a vécu à proximité du Hollandais fou, entièrement consacré à une activité étrange, pauvre en satisfaction et en reconnaissance. Jolivet décrit la vie d’un certain Joseph Roulin, entreposeur de la Poste d’Arles, ami et confident de van Gogh dans la toute dernière partie de sa vie. Une figure presque intangible qui aurait sans doute disparu de la mémoire et de l’histoire si son visage, grâce à six portraits, n’était entré dans l’histoire de l’art. Hiératique, silencieux, en suspension : un visage tout sauf noble, enfermé dans une simplicité qui nous émeut. Républicain, passionné d’amour pour la bouteille, mari d’Augustine et père d’Armand, Camille et Marcelle (qui finiront tous sous le pinceau de Vincent), Joseph rencontre le dernier van Gogh, celui d’Arles, et sera un compagnon fidèle durant ces mois terribles et marquants.

La voix de Jolivet est une brise légère, délicate, apaisante mais aussi susceptible d’être interrompue à tout moment. C’est pourquoi l’écoute doit être totale, au point de rejeter tout autre flux vital. Une apnée d’une heure et quarante-cinq minutes, nécessaire, consacrée à une assujettissement vocal qui nourrit, élève, émeut. La force de persuasion de sa voix travaille l’auditeur et le fait à travers un rythme régulier et minimaliste, où les variations sont mises au service de la rigueur expressive.

Thierry Jolivet n’est pas seul sur scène : il est accompagné de Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau, musiciens qui interviennent de manière oblique par rapport aux axes voix/image. Un complément nécessaire qui rend cette performance organique et encore plus complexe. Cognet et Sandau ouvrent Vie de Joseph Roulin par une intervention solide, particulièrement saturée, un mécanisme qui intervient comme une violente gifle destinée à arracher le spectateur de son pesant quotidien. Un exorde véhément, mais fondamental pour l’économie créative de la soirée. Plus tard, la musique se fait plus discrète, se positionnant sur un lyrisme rêveur d’un genre fantastique. Au fil des minutes, on semble percevoir la forme que cet univers sonore tente de construire : celle d’une structure accueillante, un grabat vaporeux changeant de forme et de couleur, suivant le flux des images des tableaux et le fleuve des mots.

Voix, images et musique s’entremêlent ainsi pour créer une grande toile qui se déploie tout au long de la soirée, apparemment lisse mais pleine d’affaissements, de saillies, de coupures, qui se déclarent à des moments charnières où, parvenu au paroxysme pathétique d’un événement de la vie de Joseph Moulin, tout s’arrête. Les images disparaissent, la musique devient silencieuse, le flux vocal ininterrompu s’arrête. Dans ces moments, nous sommes en présence de quelque chose de si chargé qu’il ne peut s’exprimer et ne peut prendre forme que par la cessation de la verbalisation, de l’extériorisation perceptible. Dans ces très brefs instants, l’œuvre de Thierry Jolivet atteint le sublime.

Vie de Joseph Roulin n’utilise pas l’immense et abusif « matériau van Gogh » comme une ressource à exploiter, à décomposer et à sacrifier sur l’autel de toute volonté artistique égoïque. Non, Pierre Michon et Thierry Jolivet restent en marge de la spéculation parce qu’ils incarnent une opération d’intégrité et de respect, où l’écrasement horizontal de la matière artistique est abrogé, tandis que ce quelque chose qui s’est maintenu en marge de l’histoire de l’art, de la société ou de l’histoire tout court, s’élève. Deleuzement, nous pourrions appeler ce quelque chose, une vie.

Le spectacle a eu lieu :
Célestins, Théâtre de Lyon
4 Rue Charles Dullin – Lyon
du mardi 8 au samedi 12 février 2022

Les Célestins, Théâtre de Lyon, ont présenté :
Vie de Joseph Roulin
de Pierre Michon
mise en scène Thierry Jolivet
avec Thierry Jolivet
création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau
création lumière David Debrinay et Nicolas Galland
régie son Mathieu Plantevin
création et régie vidéo Florian Bardet
régie générale et lumière Nicolas Galland
construction décor Clément Breton et Nicolas Galland
stagiaire construction et plateau Maureen Bain
production La Meute-Théâtre
coproduction Célestins – Théâtre de Lyon, Théâtre Jean-Vilar – Bourgoin-Jallieu, avec le soutien de la Ville de Lyon, le Conseil Régional Auvergne-Rhône-Alpes, la Spedidam et avec le concours du Théâtre du Peuple de Bussang, du Théâtre Allégro de Miribel et du Théâtre Nouvelle Génération-CDN de Lyon

durée 1h45

www.theatredescelestins.com