Ébranler le Logos

TnpUne pièce d’une rare intensité, poussant les limites de l’écoute au-delà de ce qui est normalement demandé au spectateur. Jean Bellorini et Valère Novarina au sommet.

Le Jeu des Ombres est une véritable expérience, un événement qui ne se produit pas seulement au théâtre, mais envers le théâtre, au lieu qui l’accueille et au concept même d’opération artistique. Un avènement destinal, qui ne se contente pas d’habiller le lieu d’accueil pour le rendre exceptionnel, mais qui travaille la directionnalité du dispositif en s’enfonçant dans un vortex d’où émerge un sentiment d’exceptionnalité.

L’évocation des noms de ceux à qui nous devons cette pièce indique, dès l’origine, le caractère exceptionnel de ce que nous allons voir. Jean Bellorini, metteur en scène et directeur, depuis le début de 2020, du TNP de Villeurbanne, est l’auteur de spectacles extraordinaires (nous citons, à titre d’exemple, Paroles gelées, corps-à-corps avec le Quart Livre de Rabelais, La Bonne Âme du Se-Tchouan, une évocation esthético-politique de Bertolt Brecht, et l’algide et fascinant Karamazov) qui s’imposent de plus en plus, et à juste titre, comme des références dans le panorama du théâtre. Valère Novarina, écrivain et dramaturge suisse qui, depuis les années 1970, travaille avec la parole, faisant fi de toute structure communicative connue pour faire ressortir son côté plus sombre, anachronique et purement puissant. Macha Makeïeff, artiste polymorphe, actuelle directrice de la Criée à Marseille, dont l’univers a pu s’exprimer définitivement et dans un intense jeu de renvois lors de l’édition 2019 du Festival d’Avignon avec un diptyque composé du troublant Lewis versus Alice et de l’exposition Trouble Fête, Collections curieuses et Choses inquiètes à la Maison Jean Vilar. Sans oublier Thierry Thieû Niang, chorégraphe qui aime particulièrement se positionner à la croisée des différents arts, travaillant avec le théâtre, le cinéma et imaginant des lectures scéniques pour des récitals et des concerts.

Le Jeu des Ombres est une immersion totale dans le tourbillon infernal, qu’il soit conçu de manière mythologique ou religieuse, ou celle, plus symbolique, du langage. Un lieu mystérieux où font irruption des mots qui ne se positionnent pas immédiatement dans une succession logique se déroulant devant nous, mais qui, au contraire, posent de nouvelles questions d’intersections dialectiques, souvent non résolues ou insolubles. Le fleuve en crue de l’univers novarinien place d’emblée le spectateur dans une position difficile de recherche permanente de sens et de travail incessant. Le confortable fauteuil de théâtre devient un banc anguleux sur lequel il est impossible de s’enfoncer dans une agréable passivité. Le texte de Novarina lui-même, sans cesse travaillé et retravaillé dans le dramatique 2020, devient l’arène dans laquelle se joue la lutte corps à corps entre littérature et théâtre, entre Novarina et Bellorini. « Un langage d’humanité émané du Royaume des Morts », comme le définit avec précision le riche livret qui accompagne la pièce. Une langue organique, étrangère, retentissante, impénétrable. Langue qui porte avec elle la part d’ombre du sens caché, de ce qui, après tout et malgré tout, reste dans l’ombre de l’acte de verbalisation. C’est dans ce lieu que Jean Bellorini décide de s’installer, de placer son espace de travail avec ses onze acteurs. Répéter et insister sur ce mot obscur qui circule dans les espaces et les rend absolus, sans lien, étymologiquement parlant, avec ce qui se passe à l’extérieur, au-delà du rideau qui a été soulevé pour faire surgir cette œuvre. Il semble aussi extraordinaire que naturel que Le Jeu des Ombres porte en lui sa propre histoire, les blessures de sa propre émergence. Initialement prévue sur la prestigieuse scène de la Cour d’honneur du Palais des Papes pour la 74e édition du Festival d’Avignon, mais annulée en raison de la pandémie, la pièce a vu le jour pour la « Semaine d’Art en Avignon » quelques mois plus tard, avant de rencontrer, une fois encore, une longue attente. L’apparition au TNP de Villeurbanne semble incarner le va-et-vient continu entre l’ombre et la lumière, entre l’attente et la naissance, entre la mort et la vie. Comme si l’incertitude et la disparition pesaient sur chaque aspect de la décision, chaque prise de position, dans une condamnation éternelle.

Dans Le Jeu des Ombres, ce sont les âmes des morts qui parlent, donnant voix au mythe orphique inépuisable. Dans un univers dantesque, le travail croisé entre les décors de Véronique Chazal et les lumières de Luc Muscillo, avec la contribution fondamentale de Jean Bellorini, curateur méticuleux de chaque détail, aboutit à des résultats d’un charme intense et d’une grande efficacité. Il ne nous semble pas percevoir un mouvement d’élévation, comme si le monde des Enfers s’élevait au niveau de la terre et remontait à la surface sur la scène du TNP. Ce qui se produit au contraire est une véritable plongée du public dans le tourbillon du monde des damnés. Les spectateurs accompagnent Orphée, dont les paroles sont déclamées mais aussi chantées. D’une part, Orphée est joué par François Deblock à travers une incarnation romantique, désirante, totale du mot qui semble déjà être la musique. De l’autre, c’est à la mezzo-soprano Aliénor Feix qu’il revient d’évoquer le charme auratique qui pousse les dieux des enfers à la compassion, mais aussi le désespoir inconsolable qui le vouera à sa condamnation et à sa terrible fin. Jean Bellorini met ainsi en scène un Orphée syncrétique, où l’écriture de Novarina traverse, telle une main derridienne, la nuit de l’opéra de Monteverdi. Sur scène, les acteurs recoupent le chant savant, à la fois éminemment opératique et issu d’autres compositions, notamment des madrigaux, du compositeur de Crémone. Des extraits des textes apparaissent en arrière-plan, se rapprochant davantage de mots ciselés gravés pour l’éternité que d’une intention didactique.

Après les mots, la musique représente l’autre pôle qui structure l’ellipse de la pièce. L’euphonium, le piano, le violoncelle et les percussions trouvent leur place sur la scène et animent le spectacle, sans avoir l’ambition de l’alléger. La musique n’apporte pas de légèreté à une pièce particulièrement dense à tous points de vue, mais elle assure une texture « autre », d’un autre matériau. Le Jeu des Ombres nous semble être non seulement le lieu de la plus haute condensation d’un logos poussé au-delà de ses possibilités, secoué par des tremblements de terre, mais aussi un lieu où la musique se voit confier la tâche ardue de tisser une structure organique. Le respect de l’écriture de Monteverdi cède la place à la création exigeante d’un montage anachronique et sous la direction de Sébastien Trouvé naissent des relations inattendues, où le blues et la guitare de Violeta Parra trouvent une autojustification convaincante.

Alors que Le Jeu des Ombres a déjà ouvert sa tournée, nous retrouverons bientôt Jean Bellorini, cette fois aux prises avec Molière, en italien ! Une première absolue pour Jean Bellorini, qui présentera Il Tartufo en avant-première au Teatro Mercadante de Naples le 20 avril, avant rejoindre Villeurbanne du 11 au 15 mai. La coproduction du Teatro di Napoli – Teatro Nazionale avec le TNP annonce déjà un Molière particulièrement fascinant, dont le texte, en rimes, bénéficie de la traduction et de l’édition du regretté Carlo Repetti.

Le spectacle a eu lieu :
TNP – Théâtre National Populaire
Grand théâtre – Salle Roger-Planchon
8 place du docteur Lazare Goujon – Villeurbanne
du jeudi 13 janvier au dimanche 30 janvier 2022

Le TNP a présenté :
Le Jeu des Ombres
de Valère Novarina
mise en scène Jean Bellorini
avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix
en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Laurence Mayor, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni
euphonium Anthony Caillet
piano Clément Griffault en alternance avec Joachim Expert
violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix
percussions Benoit Prisset
collaboration artistique Thierry Thieû Niang
scénographie Jean Bellorini et Véronique Chazal
lumière Jean Bellorini et Luc Muscillo
vidéo Léo Rossi-Roth
costumes Macha Makeïeff assistée de Claudine Crauland accompagnée de Nelly Geyres
coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
construction du décor, réalisation des costumes les ateliers du TNP
assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet
musique extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi et compositions originales de Sébastien Trouvé, Jérémie Poirier-Quinot, Jean Bellorini et Clément Griffault
direction musicale Sébastien Trouvé en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot

durée 2h15 sans entracte

www.tnp-villeurbanne.com