Odium Sapiens

Festival D'avignonAvec Neandertal, le metteur en scène David Geselson livre une pièce à l’impact émotionnel puissant, capable de saisir ce qui relie l’histoire intime des personnages, leur recherche scientifique et le destin de l’humanité, sur fond d’une actualité faite d’événements tragiques et meurtriers.

Nous sommes en 1986 et, dans les sous-sols de l’Institut de biologie nucléaire de Berkeley, alors que se déroule en surface un symposium qui fera date, Rosa, scientifique invitée à l’événement, rencontre Lüdo, chercheur obsédé par la découverte des origines de l’être humain. Loin de ressembler à une succession labyrinthique de couloirs et de salles, ces cachots évoquent au contraire le ventre de la Terre, une caverne (platonicienne ? troglodyte ?) qui pourrait certes effrayer par son manque de repères spatiaux, mais qui est rapidement perçue – certainement plus par les spectateurs que par les personnages – comme lieu d’accueil, ventre maternel qui nourrit et protège. La rencontre fortuite, chargée d’une tension sexuelle immédiatement résolue, représente l’antécédent intime qui constitue le fil rouge d’un récit théâtral cohérent et fascinant, fruit de la compaction d’histoires personnelles et de recherches scientifiques sur la toile de fond de la grande histoire de l’être humain.

Alors que les productions précédentes étaient des tentatives de porter à la scène des biographies choisies (En Route-Kaddish est un hommage à son grand-père, Doreen est dédié à l’écrivain André Gorz et à sa femme, et Le Silence et la Peur se concentre sur l’inoubliable Nina Simone), dans Neandertal, présenté au Festival d’Avignon, le metteur en scène français relève un défi scientifique : comprendre pourquoi l’espèce néandertalienne s’est éteinte. Le travail de construction de la pièce s’est étalé sur plusieurs années de recherche et de répétitions. De nombreuses sources ont nourri cette recherche, à commencer par l’autobiographie du prix Nobel de médecine et de physiologie 2022, Svante Pääbo, la biographie de la découvreuse de la structure de l’ADN, Rosalind Franklin, ainsi que d’autres textes consacrés à Gregor Mendel, le père de la génétique moderne, à Craig Venter, le biotechnologue dont le génome a été le premier à être séquencé, et à Maja Paunović, du musée d’histoire naturelle de Zagreb, qui a fourni les premiers échantillons d’os de Néandertalien. À partir de ce matériel, Geselson a réussi à créer une pièce passionnante qui ne sépare pas la vie de l’œuvre, mais pose des questions intimes ensemble, plutôt qu’en marge, des grandes questions sur l’origine de l’espèce humaine. La confusion entre recherche et vie privée ne produit pas le chaos, mais une perturbation productive, moteur de la recherche et de l’amour. Les dynamiques ne sont jamais définitives et les personnages sur scène sont pris dans une fluidité de mouvement, entre voyages intercontinentaux, changements de perspectives amoureuses, révisions et révocations de théories scientifiques.

La pièce s’articule autour de deux axes : la filiation et la territorialité. Le premier couvre un large éventail de sujets, à commencer par la paléoanthropologie qui est au cœur de la pièce. Dans la recherche des motivations, il s’avère que l’espèce Sapiens, dans sa migration de l’Afrique au Moyen-Orient, a rencontré et s’est mêlée à l’espèce Neandertal, survivant précisément grâce au mélange et à l’hybridation. La faible fécondité, associée à l’isolement, a condamné l’espèce néandertalienne à sa propre disparition il y a environ 40000 ans. Les efforts de tous les eugénistes pour rétablir l’être humain dans une pureté biologique présumée et qui désignerait aussi son lieu d’appartenance, s’effondrent face à l’évidence physique d’une humanité qui a toujours été migrante et hybride. La ligne de filiation se colore alors de teintes inattendues qui s’inscrivent dans l’histoire de l’évolution humaine. Et c’est précisément notre cas : quelque chose de l’espèce disparue a continué à vivre dans le Sapiens et cet héritage est inscrit matériellement dans nos gènes. Les Néandertaliens n’ont jamais totalement disparu ou, du moins, il y a eu une survie plus forte que l’extinction, par une greffe invisible au sein de l’évolution.

Mais la filiation recoupe aussi un discours plus intime, plus personnel : celui de la relation avec le parent, qui traduit précisément celle entre Pääbo et son père, lui aussi prix Nobel de médecine en 1982, qui a abandonné son propre fils pour se consacrer à la recherche. Les tentatives de rapiéçage échouent précisément à cause de la volonté totalitaire de faire tabula rasa et d’établir une nouvelle relation, à travers un sceau dont le langage scientifique prend des teintes kitsch et importunes (le père offre à son fils une impression de la séquence de leurs ADN respectifs imprimée sur un rouleau qui rappelle immédiatement la Torah).

L’autre axe est celui de la territorialité. Il s’agit ici des mouvements intercontinentaux des protagonistes, prêts à traverser océans et montagnes au nom de la science, à la recherche de réponses. La carte territoriale de l’évolution de l’espèce ne correspond en rien à la carte artificielle construite par les guerres, les rivalités et les génocides qui ont marqué et marquent encore aujourd’hui l’humanité. Les événements historiques se glissant dans Neandertal ne sont pas simplement anodins ou décoratifs, mais affectent profondément la pièce, marquant non seulement le rythme séquentiel de l’œuvre, mais aiguisant le sens des réflexions et même des incertitudes des six personnages sur scène. Lorsque Rosa et Lüdo se rencontrent et consomment leur amour dans la grotte de Berkeley, au même moment une explosion a lieu dans une structure de la ville de Pryp”jat’, plus connue sous le nom de « Centrale nucléaire de Černobyl ». Il s’agit d’une auscultation de l’actualité dramatique de l’histoire prise sur le vif, au moment de son actuation, précisément dans l’angle mort de l’aspect tragique et de la portée radicale, là où l’aspect décisif agit sans aucune opposition possible. La territorialité est au cœur des autres événements qui coupent la pièce avec la violence de l’annonce, chargés du regard rétroactif du spectateur : aux images des accords d’Oslo succèdent celles de l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Des questions aphones comme la légitimité de l’Etat d’Israël, la question palestinienne, l’Intifada, obsèdent Neandertal sans les résoudre, comme s’ils contenaient aussi, dans l’évocation de l’événement, une lueur de vérité, inscrite dans l’irrévocabilité de l’aspect commun.

Neandertal est un geste d’inchoation coercitive sur la rationalité, sans cesse mise à l’épreuve mais capable d’aboutir à des découvertes et des réponses jusqu’alors dormantes et aphasiques. Si l’affect ne souffre aucune condamnation mais fait partie intégrante d’un processus unique et commun, phylogénétique, vital, le regard muet sur les tragédies du passé prend sens à travers le geste du montage, de la juxtaposition technique qui invite à ne pas oublier l’expérience vécue pour éviter la répétitivité de l’Odium Sapiens.

Le spectacle a eu lieu :
L’autre scène du Grand Avignon – Vedène
du jeudi 6 au mercredi 12 juillet 2023 à 15h

Le Festival d’Avignon a présenté :
Neandertal
de David Geselson
avec David Geselson, Adeline Guillot, Marina Keltchewsky, Laure Mathis, Elios Noël, Dirk Roofthooft et Jérémie Arcache (violoncelle), Marine Dillard (dessins)
texte et mise en scène David Geselson
scénographie Lisa Navarro
lumière Jérémie Papin
vidéo Jérémie Scheidler
son Loïc Le Roux
musique Jérémie Arcache
costumes Benjamin Moreau
assistanat à la mise en scène Aurélien Hamard- Padis, Jade Maignan
collaboration à la scénographie Margaux Nessi
collaboration à la lumière Rosemonde Arrambourg
interaction et conception de régie Jérémie Gaston-Raoul
collaboration au son Orane Duclos
collaboration aux costumes Florence Demingeon
collaboration dramaturgique Quentin Rioual
regard extérieur Juliette Navis
traduction croate Tiana Krivokapić
régie générale Sylvain Tardy
régie plateau Nicolas Hénault, Kayla Krog
régie lumière Rosemonde Arrambourg
régie vidéo Jérémie Scheidler
régie son Orane Duclos
traduction surtitres anglais Jennifer Gay
régie surtitres Victoria Mariani
stagiaire son Marius Nougier
direction de production Noura Sairour
administration des productions et des tournées Laëtitia Fabaron
diffusion et relations presse AlterMachine, Carole Willemot
conseil scientifique Évelyne Heyer et Sophie Lafosse (éco-anthropologie, musée de l’Homme), Cyrille Le Forestier (archéo-anthropologie, INRAP), Julie Birgel (CAGT)
librement inspiré de : Néandertal, à la recherche des génomes perdus de Svante Pääbo, Les liens qui libèrent, 2015 ; Rosalind Franklin, la Dark lady de l’ADN de Brenda Maddox, Des femmes-Antoinette Fouque, 2012 ; Les fossoyeuses de Taina Tervonen, Marchialy, 2021
production Compagnie Lieux-Dits
coproduction Théâtre Dijon Bourgogne CDN, Théâtre de Lorient CDN, La Comédie CDN de Reims, Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, Théâtre- Sénart Scène nationale (Lieusaint), ThéâtredelaCité CDN Toulouse Occitanie, Comédie de Genève, MAIF Social Club, Festival d’Avignon, Le Canal Théâtre du pays de Redon Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre, Théâtre d’Arles, Malakoff Scène nationale, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny, Le Gallia Théâtre Scène conventionnée d’intérêt national art et création (Saintes), Théâtre de Choisy-le-Roi Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique
avec le soutien du ministère de la Culture, Région Île-de-France, Département du Val-de-Marne, l’Institut français du Royaume-Uni / Cross-Channel Theatre pour la traduction en anglais et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : Spedidam
avec l’aide de la vie brève – Théâtre de l’Aquarium (Paris), Centre national des dramaturgies contemporaines Théâtre Ouvert (Paris), MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis pour la construction des décors

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