Ce trop de réalité qui dérange

Festival D'avignonLa première édition de Tiago Rodrigues à la tête du Festival d’Avignon s’est ouverte le 5 juillet avec la mise en scène de Welfare de Julie Deliquet, adaptation théâtrale particulièrement réussie du documentaire homonyme de Frederick Wiseman sur le quotidien d’un service social

Au commencement il y a eu un coup de téléphone. Nous sommes en janvier 2020 et le réalisateur Frederick Wiseman laisse un message sur le répondeur de la metteure en scène Julie Deliquet. Les deux se rencontrent peu après et Wiseman lui confie son désir de voir sur scène l’adaptation de Welfare, son long métrage sorti en salles en 1975. Wiseman et Deliquet ne se connaissent pas encore mais la confiance du premier envers la seconde est totale : elle seule peut adapter cette œuvre. Cinéphile invétérée, la directrice du Théâtre Gérard Philippe s’est souvent mesurée au septième art en travaillant sur diverses adaptations théâtrales d’œuvres cinématographiques : ce fut le cas avec Fanny et Alexandre de Bergman, Un conte de Nöel de Desplechin ou encore Huit heures ne font pas un jour de Fassbinder. Mais dans ce cas précis, la réalisatrice tient entre ses mains un matériau différent : un documentaire de près de trois heures, synthèse de 150 heures de rushes. Le premier visionnage du film perturbe profondément Julie Deliquet, à tel point qu’elle a du mal à travailler sur ce projet. Mais après quelques mois, les images du documentaire ressurgissent avec force et la convainquent de se consacrer à ce travail.

Juillet 2023 : Welfare se voit confier la tâche d’inaugurer le Festival d’Avignon dans la cour d’honneur du Palais des Papes. Un défi pas facile à relever et qui a suscité critiques et scepticisme, mais qui nous apparaît aujourd’hui comme une victoire de la part du dramaturge français.

Commençons par un choc esthétique immédiat. Sur la grande scène d’Avignon, aucune scénographie ne tente de reproduire celle du film. Au contraire, la scène de trente mètres de large est entièrement occupée par un gymnase dont le dessin d’un terrain de basket est particulièrement évident. Le choix du gymnase est lié à la période difficile de la pandémie et aux ateliers proposés par le Théâtre Gérard Philippe au cours desquels l’équipe est intervenue dans les hôpitaux et les écoles et dans des lieux qui n’étaient pas initialement conçus pour accueillir des représentations théâtrales. Ces initiatives liées au travail de médiation socioculturelle d’une institution, ainsi que les images des vaccinations de masse souvent effectuées dans des gymnases, ont permis à la metteure en scène de visualiser un lieu inhabituel susceptible d’accueillir la pièce, afin de souligner le caractère exceptionnel de l’action. Le gymnase porte clairement les signes de sa fonction, celle de l’éducation physique et du jeu. Un aspect que la pièce intègre parfaitement dans le moment de transition entre la première et la deuxième partie, une césure qui déconstruit l’aspect de l’affrontement – si vif au cours de la pièce, au point de prendre souvent des formes dramatiques et violentes – pour en faire un moment ludique, un plaisir sportif satisfaisant qui se réalise sur le terrain de jeu.

Welfare fait preuve d’un grand respect pour le texte original, en intégrant également des scènes ou des passages charnières que la forme théâtrale impose, et en amalgamant la grande variété de la cinquantaine de personnages de Wiseman aux quinze présents sur scène. La réduction drastique des acteurs ne joue pas contre la compréhension ou la diégèse, mais se justifie par une densification, par l’intégration des différents personnages en un seul.

Ce grand bureau de services sociaux abrite les vies de personnes marginalisées, mais il serait injuste et moralisateur de les définir comme « invisibles ». Les femmes-mères, les sans-abri, les apatrides, les vétérans de guerre, les anciens professeurs, représentent des histoires pleines de vies minuscules, mais toujours visibles, présentes, réelles. La société est bien consciente de la présence de ces vies et la saturation des services d’aide sociale est un symptôme de leur utilité. La machine gouvernementale se nourrit de ces existences dont on sait tout, jusqu’au moindre détail : des existences qui doivent correspondre à la description sur papier pour proclamer leur réalité. Welfare présente une journée type dans un bureau d’aide sociale, mais il n’y a là rien de banal, de simplificateur ou de caricatural. Julie Deliquet se révèle maîtresse dans la description minutieuse des personnages individuels, les chargeant d’une humanité franche et rare, remplie de réalité, au point de rendre l’acceptation par le spectateur, parfois, difficile. Si la patience dépasse l’acceptable, c’est précisément dans ce trop de réalité, dans le surplus qui se rebelle contre un système qui, se délectant de sa propre bienveillance jugeant, oublie l’exceptionnalité de l’individu.

Ce sont des histoires passionnantes, des vies décrites avec un respect auquel notre regard n’est plus habitué. Un regard qui semble s’approcher de l’œuvre d’un maître capable de décrire l’élégance du populaire, que ce soit par le biais de la photographie ou du cinéma : Raymond Depardon. Ce respect, dénué de tout moralisme – soit-il victimaire ou moralisateur – dérange parce qu’il ne prend pas position ou, plutôt, ne prend pas place résolument dans une case préétablie. Le geste commun de Wiseman et Deliquet surexpose des histoires que notre regard ennuyé voudrait reléguer dans l’angularité aveuglée de son propre scopisme. Un geste qui ne prononce aucun mot, ni de condamnation ni de compassion, précisément parce qu’il s’agirait de retrouver la fragilité de l’individu pour en faire un discours. Là où, au contraire, cette fragilité demeure dans sa propre vérité, dans le geste franc et courageux d’un dévoilement généreux et incommode.

La structure sociale de l’État est un échec. Si, au sein de ce bureau, les fonctionnaires font preuve d’une grande humanité, de bonnes compétences et du sens du sacrifice, il n’en va pas de même de la superstructure qui les entoure. Sa complexité est symptomatique d’une efficacité kafkaïenne, c’est-à-dire incompréhensible pour tous et absurde pour celui qui ne fait pas partie du corps machinique parfaitement équilibré et fonctionnel (comme le château ou la cour dans les œuvres de Prague). L’organicité condamne la structure à sa propre fermeture, tant par rapport à une compréhension logique que par rapport à toute tentative d’intrusion de l’extérieur. La seule porosité possible, vérifiée par une tentative de communication, semble être celle avec un autre organisme d’État, la Sécurité Sociale. Mais même dans ce cas, la communication apparaît nébuleuse, construite sur une série de retours à l’envoyeur visant à maintenir l’intégrité de chaque structure, au détriment de l’humanité qui les traverse et les fait vivre.

Ce qui résiste et s’oppose à cette logique, ce sont ces relations fragmentaires, parfois conflictuelles, mais naturellement humaines, qui naissent, se créent et disparaissent en l’espace de quelques minutes. Bien sûr, si le regard s’attarde complaisamment sur la misère de leur condition, sur le jugement de l’improductivité de leurs actions, ou encore sur l’agacement que représente leur existence même, alors cette franche humanité qui s’établit et se renouvelle à chaque nouveau dialogue est condamnée à la dissipation, anéantie sur l’autel du discours totalisant. Mais si l’on éclipse les clameurs du moralisme, en accueillant la parole de l’autre, alors on peut s’approcher, un instant, du grand effort que Julie Deliquet a accompli pour transmettre la leçon de Wiseman et regarder le réel en face.

Le spectacle a eu lieu :
Cour d’honneur du palais des Papes – Avignon
du mercredi 5 au vendredi 14 juillet 2023 à 22h

Le festival d’Avignon a présenté :
Welfare
d’après le film de Frederick Wiseman
traduction Marie-Pierre Duhamel Muller
mise en scène Julie Deliquet
adaptation scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
collaboration artistique Anne Barbot, Pascale Fournier
scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet
lumière Vyara Stefanova
musique Thibault Perriard
costumes Julie Scobeltzine
marionnette Carole Allemand
assistanat aux costumes Marion Duvinage
habillage Nelly Geyres
décors François Sallé, Bertrand Sombsthay, Wilfrid Dulouart, Frédéric Gillmann, Anouk Savoy – Atelier du Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis
régie générale Pascal Gallepe
régie plateau Bertrand Sombsthay
régie lumière Jean-Gabriel Valot
régie son Pierre De Cintaz
traduction en anglais pour le surtitrage Panthea
avec Julie André (Elaine Silver) Astrid Bayiha (Mme Turner) Éric Charon (Larry Rivera) Salif Cisse (Jason Harris) Aleksandra de Cizancourt (Elzbieta Zimmerman) Évelyne Didi (Mme Gaskin) Olivier Faliez (Noel Garcia) Vincent Garanger (M. Cooper) Zakariya Gouram (M. Hirsch) Nama Keita (Mlle Gaskin) Mexianu Medenou (Lenny Fox) Marie Payen (Valerie Johnson) Agnès Ramy (Roz Bates) David Seigneur (Sam Ross) et Thibault Perriard (John Sullivan, musicien)
production Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis
coproduction Festival d’Avignon, Comédie CDN de Reims, Théâtre Dijon Bourgogne CDN, Comédie de Genève, La Coursive Scène nationale de La Rochelle, Le Quartz Scène nationale de Brest, Théâtre de l’Union CDN du Limousin, L’Archipel Scène nationale de Perpignan, La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, CDN Orléans Centre-Val de Loire, Les Célestins Théâtre de Lyon, Cercle des partenaires du TGP Avec le soutien du Groupe TSF, VINCI Autoroutes, The Pershing Square Foundation, The Laura Pels International Foundation for Theater, Alios Développement, FACE Contemporary Theater, un programme de la Villa Albertine et FACE Foundation en partenariat avec l’Ambassade de France aux États-Unis, King’s Fountain, Fonds de Dotation Ambition Saint-Denis, Région Île-de-France, Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : Fondation Ammodo et Spedidam
résidence La FabricA du Festival d’Avignon
captation en partenariat avec France Télévisions
avec le soutien de l’Onda pour l’audiodescription

festival-avignon.com