Soustraire, créer, archiver

Maison De La DanseLa Maison de la danse a consacré une « tranquille soirée de danse » à William Forsythe, l’une des plus grandes figures de la danse internationale de ces dernières décennies, et à la tension entre baroque et soustraction

La présentation de A Quiet Evening of Dance à la Maison de la danse de Lyon a subi un changement de la dernière minute suite à un cas de Covid parmi les danseurs, ce qui n’a pas empêché la direction et le chorégraphe de conserver l’intégrité de la soirée avec le maintien de la partition en deux parties, mais en les différenciant, en palliant l’impossibilité d’avoir tous les interprètes sur scène, avec la splendide performance londonienne de Seventeen/Twenty-One, balayant ainsi toute déception possible.

Le premier acte de la soirée a vu se succéder sur scène des interprètes qui ont composé quatre courtes pièces centrées sur la notion de contrepoint et sur la relation étroite que William Forsythe a su tisser au fil des ans entre soustraction et geste baroque, entre fascination philosophique néoplatonicienne et actualisation de la physicalité dans la réalité.

La soirée débute par un Prologue fugace qui porte parfaitement le titre donné par l’auteur. Nous nous retrouvons pleinement dans l’esthétique de l’essentiel, qui échappe à la recherche de l’essence comme horizon ontologique et de la description comme nécessité contingente. Un silence glacial impose un geste scopique absolutiste qui ne doit rien laisser échapper. La grammaire corporelle typique de Forsythe secoue immédiatement la grande salle et se poursuit avec Catalogue où la partition devient parataxe, esthétique de la fragmentation narrative, du fragment indicatif. Silence à nouveau, totalisant, embrassant tout. Le catalogue du titre est une archive ordonnée et précieuse de figures qui indiquent la planification intrinsèque et potentielle, la possibilité de « faire corps » et d’établir une nouvelle grammaire visuelle et corporelle. Des instances chorégraphiques qui échappent à toute description car elles sont dédiées à la tentative de libérer l’art du joug significatif afin de retrouver le noble art du jeu indissociable de l’esprit radical du corps libre. Un catalogue dont le mouvement, d’abord saccadé, s’enrichit et se complexifie, au point d’intégrer d’autres figures et d’autres personnages, dans une logique compilatrice qui frôle le minimalisme pour l’abandonner aussitôt après, se tournant vers des territoires plus baroques.

Avec Epilogue, on retrouve d’une part la musique de Morton Felman, et d’autre part le passage à l’acte de la tentative incarnée par Catalogue. Le studium intrinsèque de la pièce précédente devient une posture, la prise sur et dans le réel, « l’actualisation d’un possible », selon les mots de Deleuze. Dialogue (DUO2015) clôt le premier acte avec l’apothéose baroque (mais toujours extrêmement mesurée et « soustractive ») de Forsythe. Le jeu, la folie et l’amour sont réunis dans un long mouvement vital où la respiration est soulignée à tel point qu’elle devient un seul acte politique.

Le deuxième acte de la soirée, entièrement consacré à la projection de Seventeen/Twenty-One (dans sa représentation londonienne au Sadler’s Wells en 2018) peut facilement être défini comme un acte d’amour contemporain envers le maître du baroque français Jean-Philippe Rameau. C’est chez le compositeur dijonnais que Forsythe puise son inspiration pour « sa tranquille soirée de danse». Un trait d’union unit le XVIIe et le XXIe siècle, dans une suite idéale qui voit converger les figures, les styles, les mouvements et les traitements dans une très longue variation infinie qui n’est ni la somme ni la superposition des deux feux baroque/contemporain, mais son propre questionnement, simultanément la convergence et l’interrogation philosophique de cette existence. A Quiet Evening of Dance annonce ce qu’elle ne peut maintenir, à savoir le calme de la danse, mais dans cette négation il y a l’affirmation d’une tentative qui est au contraire celle, parfaitement réussie, de la soustraction de matière, d’une réduction activée par rapport non pas au baroque en tant que tel, mais à sa possible interprétation. Rameau inspire Forsythe qui, à son tour, crée un spectacle extrêmement précieux en termes d’esprit d’archive, de lyrisme réfléchi et d’art gestuel.

Le spectacle a eu lieu :
Maison de la danse
8 avenue Jean Mermoz – Lyon
mardi 23 novembre 2021 à 20h30

La Maison de la danse a présenté :
A Quiet Evening of Dance

Programme détaillé

Acte 1
Prologue / Catalogue / Épilogue / Duo2015
Première partie dansée du spectacle A Quiet Evening of Dance
avec Brigel Gjoka, Jill Johnson, Brit Rodemund, Riley Watts, Rauf “RubberLegz” Yasit, Ander Zabala
durée 40 mn

Acte 2
A Quiet Evening of Dance (Seventeen/Twenty-One)
Projection vidéo de la seconde partie du spectacle
Captation vidéo réalisée par Deborah May au Sadler’s Wells en 2018
durée 30mn

William Forsythe
A Quiet Evening of Dance
2018
7 interprètes
chorégraphie William Forsythe
interprétation Roderick George, Brigel Gjoka, Jill Johnson, Brit Rodemund, Riley Watts, Rauf “RubberLegz” Yasit, Ander Zabala
compositeur, musique Morton Feldman, Nature Pieces for Piano No.1, tiré de First Recordings (1950s) – The Turfan Ensemble Philipp Vandré © Mode (for Epilogue) ; Jean‐Philippe Rameau, Hippolyte et Aricie: Ritournelle, tiré de Une Symphonie Imaginaire, Marc Minkowski & Les Musiciens du Louvre © 2005 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin (for Seventeen/Twenty-One)

son Niels Lanz
lumières Tanja Rühl, William Forsythe
costumes Dorothee Merg, William Forsythe – Production Sadler’s Wells Londres
crédit photographique Bill Cooper

production Sadler’s Wells London, coproduction Théâtre de la Ville, Paris ; Théâtre du Châtelet, Paris; Festival d’Automne à Paris ; Festival Montpellier Danse 2019 ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; The Shed, New York ; Onassis Cultural Centre, Athens ; deSingel international arts campus, Antwerp. A Quiet Evening of Dance est lauréat 2018 du Fedora – Van Cleef & Arpels Prize for Ballet. Avec le soutien de Warner Music Group. Spectacle créé le 4 octobre 2018 au Sadler’s Wells Theatre, Londres. La pièce a été récompensée par le Prix Fedora – Van Cleef & Arpels pour le Ballet en 2018 et le prix de ‘Best Modern Choreography’ at The Critics’ Circle Awards en 2020

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