Chamanisme et légèreté

Maison De La DanseLe mois d’avril de la Maison de la danse s’est ouvert dans la joie et l’ironie grâce à Body Concert de la compagnie sud-coréenne Ambiguous Dance

Hymne à la joie, proposition jubilatoire qui recèle une précieuse leçon de morale sur la manière dont l’humanité devrait avoir le courage de s’incarner, Body Concert de l’Ambiguous Dance Company ne se limite certainement pas à son apparence. Les soixante minutes du spectacle ne sont pas seulement un admirable travail de lecture comique des univers de la musique et de la danse, mais surtout une prise de position sur le réel à travers une légèreté calvinienne et une totale gaieté d’esprit. Une politique de l’acte qui fait briller le cristal de Body Concert et le transforme en une jouissance totale sans résidu, exprimée dans une fluidité magistrale dépourvue de moralisme.

Présenté pour la première fois en 2010 à l’Arko Arts Theater de Séoul, Body Concert apparaît irrégulièrement aux quatre coins du monde comme un élément entropique pour déconstruire le regard critique et élever l’humain. Malgré son apparition intermittente, la pièce laisse des traces durables qui, loin de graver la chair sensible de l’homme comme un effet de la mélancolie de la pensée, célèbrent la vie à travers un regard significatif. La compagnie fondée par Boram Kim et Kyeongmin Jang en 2008, qui s’est fait connaître en 2021 grâce à sa collaboration avec Coldplay dans le clip Higher Power, sait regarder la contemporanéité en comprenant ses criticités mais aussi et surtout en saisissant ce qui n’entre pas dans la logique du mortifère et du soumis.

Commençons par un mot simple, tal. En coréen, tal signifie « masque », objet qui occupe une place toute particulière dans le patrimoine culturel du Pays du matin calme. Nous pensons en particulier aux masques hahoetal et à leur utilisation rituelle dans les drames (talchun) et les danses (talnori). Parmi les différentes interprétations étymologiques du mot tal, il en est une qui indique l’origine chinoise du terme et la coexistence de significations très différentes : « être libre » et « être malade » / « avoir des problèmes ». Tal véhicule ces significations et les laisse glisser sur les mouvements chamaniques des danses. Dans Body Concert, si les sept danseurs sur scène ne portent pas véritablement le tal, leurs visages demeurent cachés, que ce soit par de simples lunettes de natation ou par un tissu vert évoquant probablement une certaine aliénité. Malgré l’absence physique du masque, Body Concert fait resonner les significations originelles du terme pour anéantir la maladie et les problèmes (la mélancolie, la mort) en émancipant l’humain, en le rendant libre. Ainsi libéré des angoisses quotidiennes et cosmiques, l’être humain peut enfin érupter dans une corporalité libre et libérée.

Mais comment se construit une œuvre comme Body Concert et quelles sont les esthétiques qui la traversent ? Il est possible de distinguer un double mouvement dans cette œuvre : tout d’abord, l’activation d’un processus d’assèchement est clairement identifiable, à travers un mouvement naturel de ressac qui s’active sur les nombreuses esthétiques évoquées dans la pièce. Il s’agit d’un travail préparatoire, qui pose les bases de la création ultérieure proprement dite. Dans cette phase, les gestes, les musiques, les mouvements collectifs propres aux esthétiques en jeu (techno, dance, hip-hop, musique tribale ou folklorique, musique baroque, pop) sont progressivement dépouillés jusqu’à montrer leur nudité essentielle. Un processus naturel qui représente le moment jaillissant – et donc vital – du travail du chorégraphe Boram Kim. Une fois débarrassés des superstructures, des clichés et de la stratification historique, voici que la deuxième phase peut se produire : ici Boram Kim peut positionner un geste après l’autre, juxtaposant des mouvements qui formeront par la suite une nouvelle chaîne de signifiants. Le travail du chorégraphe sud-coréen tend vers l’hétérogénéité des styles et des époques, permettant des croisements inédits et sarcastiques, où le Lascia ch’io pianga de Händel peut coexister avec la caricature du mouvement de course rappelant les études d’Étienne-Jules Marey, la musique de Daft Punk s’autorise à accompagner un rituel chamanique et I Got Love de Nate Dogg peut scanner une danse qui évoque à la fois le jeu de la taupe que l’on trouve dans toutes les salles d’arcade et le mouvement rituel des manches longues des hanboks, les vêtements traditionnels de la Corée du Sud.

La démarche artistique de la compagnie s’approprie ainsi pleinement le sens de ambiguous, c’est-à-dire qu’elle fait coexister plusieurs sens (et donc plusieurs modalités) dans une même expression. L’ambiguïté devient le joker qui permet la liberté d’expression, la superposition absurde et l’impossibilité répressive. Se soustrayant à la logique qui en ferait un matériau défini et pédagogique, l’Ambiguous Dance Company devient ainsi le lieu de l’ironie, la phase ultime de la libre créativité.

Le spectacle a eu lieu :

Maison de la danse
8 avenue Jean Mermoz – Lyon
lundi 3 et mardi 4 avril 2023

La Maison de la danse a présenté :
Body Concert
chorégraphie Boram Kim/Ambiguous Dance Company
interprétation Boram Kim, KyeongMin Jang, Kyum Ahn, Hak Lee, SeonHwa Park, JaeHee Shin, Jisoo Gong
régie générale Eunjin Jo Son HyungRok An
lumière DaeDoo Bae
production HeeJin Lee

production Ambiguous Dance Company en association avec Producer Group DOT

durée 1h

maisondeladanse.com
linktr.ee/ambiguousdance