Le vent se lève

La Biennale de la danse a présenté à l’Opéra de Lyon, EXIT ABOVE after the tempest, la dernière création d’Anne Teresa De Keersmaeker entre érudition, puissance et élégance

Il existe un tableau de Klee intitulé « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. (Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire IX. Œuvres III, Folio, Paris 2000, p. 434)

L’incipit benjaminien ouvre EXIT ABOVE after the tempest, la dernière création d’Anne Teresa De Keersmaeker, présentée ces jours-ci à l’Opéra de Lyon dans le cadre de la Biennale de la danse. La citation érudite ne sert pourtant pas à la chorégraphe belge de phare lumineux, d’évocation qui éclairerait son travail avec la force de l’évidence. Si Benjamin agit en arrière-plan comme un fantôme dialectique, une présence/absence qui apparaît épisodiquement et dont le passage laisse des traces éphémères, elles sont aussitôt effacées par d’autres traces : celles des pas des interprètes sur scène.

Le vent terrible de la tempête du progrès, sévèrement critiqué par le philosophe, cède immédiatement la place au vent imperceptible, silencieux et élégant qui agite un grand voile transparent. Grâce à ce souffle invisible, l’immense drapé s’anime, prend des formes sculpturales ectoplasmiques et accueille en son sein l’expression corporelle du solo hypnotique de Solal Mariotte. Dès lors, l’action de la marche devient centrale et s’inscrit dans un univers sonore capable d’accueillir des sons et des esthétiques très éloignés les uns des autres. L’action de marcher s’avère être la traduction physique d’un mouvement inhérent à la musique. Passionnée de musique depuis son plus jeune âge, Anne Teresa De Keersmaeker a commencé à concevoir son EXIT ABOVE autour du blues de Robert Johnson et, en particulier, de sa version du Walking Blues de l’auteur-compositeur américain.

Les interprètes commencent alors leur voyage, intégrant progressivement différents mouvements et esthétiques, du footwork de la house aux pas de salsa, en passant par le break et le hip-hop. Une longue marche, sensible et politique, rythmée par des compositions qui partent de l’univers du blues et sondent les mondes du funk, du rap, de la pop, de la minimale, du noise et de la techno, déclinant même discrètement Der Wanderer de Schubert. Une production sonore conçue et soignée par Jean-Marie Aerts (guitariste de l’historique groupe TC Matic) et interprétée par Carlos Garbon, musicien et danseur qui marque intensément ce spectacle.

La voix angélique de Meskerem Mees, jeune chanteuse belge née à Addis-Abeba incarne une brise légère, semblant guider le groupe dans une vindicte en marche mais représentant aussi son côté salvifique, le geste qui dissipe le malaise, éteignant même les hauts-de-cœur qui les tourmentent et élevant les camarades vers un dernier moment de beauté.

Avec EXIT ABOVE after the tempest, Anne Teresa De Keersmaeker tourne le dos à l’avenir en se penchant sur le passé historique, artistique et politique du siècle dernier. Loin d’être une élégie passéiste, la pièce traverse la matière dialectique de l’art, créant une œuvre sensible qui met en relation des créations et des gestes appartenant à des domaines différents. Et c’est précisément ce geste que nous accueillons comme nécessaire parce qu’en lui repose le regard visionnaire qui saisit dans le désœuvrement d’une action anodine, comme celle de mettre un pied devant l’autre, le germe d’un déploiement festif.

Le spectacle a eu lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
du mercredi 20 au vendredi 22 septembre 2023 à 20h

La Biennale de la danse et l’Opéra de Lyon ont présenté :
EXIT ABOVE after the tempest / d’après la tempête / naar de storm
de Anne Teresa De Keersmaeker, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin & Rosas
pièce pour 13 interprètes – 2023
compagnie Rosas
direction artistique Anne Teresa De Keersmaeker
interprètes Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino, Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebok, Jacob Storer Musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin, en direct par Carlos Garbin et Meskerem Mees
texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselinck
dramaturgie Wannes Gyselinck
scénographie Michel François Costumes Aouatif Boulaich
lumières Max Adams
directeur·rices des répétitions Cynthia Loemij, Clinton Stringer
coordination artistique et planning Anne Van Aerschot
assistante à la direction artistique Martine Lange Tour Manager Jolijn Talpe
direction technique Freek Boey
techniciens Jan Balfoort, Thibault Rottiers
son Alex Fostier assistée par Els Van Buggenhout
habillage Els Van Buggenhout
couturières Chiara Mazzarolo, Martha Verleyen
production Rosas
coproduction De Munt / La Monnaie (Bruxelles), Dance Reflections by Van Cleef & Arpels, Concertgebouw Brugge (Bruges), Internationaal Theater Amsterdam, Le théâtre Garonne (Toulouse), GIE FONDOC OCCITANIE (Le Parvis Tarbes, Scène nationale ALBI Tarn, Le Cratère Alès, Scène nationale Grand Narbonne, Théâtre Garonne) Cette production est réalisée avec le soutien du Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge, en collaboration avec Casa Kafka Pictures – Belfius
en co-accueil avec l’Opéra de Lyon

durée 1h30 sans entracte

labiennaledelyon.com
opera-lyon.com