L’Oint, l’Incarnation et le Pathos

Près de dix ans plus tard, l’Opéra de Lyon a repris Le Messie de Haendel selon Deborah Warner, dans une nouvelle version magnifiée par la direction de Stefano Montanari

Le Messie, l’Oint, le prêtre par définition. Une figure qui porte en elle, à la fois la Parole et la révolution, le Verbe devant lequel il faut obéir et rester immobile, et, en même temps, le caractère téllurique. Le Messie est « celui qui arrive » sans pourtant correspondre parfaitement à l’attente et à la description qui, à son tour, ne cesse d’en évoquer la figure. Sa venue joue en contretemps par rapport à son attente, un temps qui est défini précisément comme « temps messianique », temps juif qui ne peut exister que dans sa propre infinité, dans le fait même qu’il ne conçoit pas de rupture réelle dans le temps, d’actualisation physique. Mais le temps chrétien, lui, apparaît et ouvre son souffle précisément dans cette rupture, dans ce contretemps inacceptable, lieu de l’incarnation du Fils qui, bien que s’étant fait homme, demeure à l’intérieur de la Trinité verticale. La métaphore de la chair ou mieux, du mouvement qui vient du monde métaphysique vers le monde terrestre pour devenir physique, et qu’on appelle ainsi « le mystère de l’Incarnation », est au cœur de l’oratorio de Haendel à tel point qu’on se sent souvent légitimé à abuser de cette métaphore (Michel Serres n’a pas hésité à définir celle de Haendel comme une musique faite chair, cf. Quatre interventions au Théâtre du Châtelet précédées de Haendel et Le Messie dans Figures du Messie, sous la direction de Dan Arbib, Gilles Cantagrel, Humensis, 2010).

Mais cette incarnation est, dans le septième oratorio du compositeur allemand, plus tard citoyen anglais, suspendue. Ce qui est absent de l’œuvre de Haendel, c’est précisément la figure du Christ. L’ensemble de l’oratorio se déroule dans une vision de célébration mais jamais de dialogue. Le Messie a donc lieu in absentia. L’invocation est unidirectionnelle et n’a aucun effet de présence ou d’apparition. Il existe donc un lien profond entre le manque de caractérisation des personnages (anonymes, identifiés uniquement par leur voix, tributaires de la technique et dépourvus d’une identité qui n’apparaît qu’en grisaille, à chaque production entièrement renouvelée) et l’absence du Christ, mentionné une seule fois dans tout l’oratorio, mais qui ne répond jamais, qui n’est jamais le lieu du Verbe incarné dans un son physique terrestre. Haendel conçoit une œuvre universelle précisément parce qu’il évite la connotation au profit d’une plus surprenante eccéité. Pas de véritable incarnation (qu’elle soit musicale ou physique). De plus, comme l’indique Jean-François Labie dans son étude fondamentale sur le compositeur (Id., George Friedrich Haendel, Robert Laffont, 1980), « en l’absence de personnages, la caractérisation des voix servira de moyen dramatique ». Haendel, s’appuyant sur le travail érudit du librettiste Charles Jennens, évite toute connotation afin de proposer une réception et une acceptation plus large du public – on pourrait dire une universalité.

En outre, il ne faut pas oublier qu’il n’existe aucun original, aucune partition manuscrite qui serve d’origine au Messie. Le premier manuscrit que l’histoire nous a livré s’avère posthume et fait l’objet de débats véhéments de la part des musicologues. Le caractère particulier de cet oratorio s’exprime également dans cette incarnation sans fin et changeante, un acte musical qui ne se manifeste que dans sa réalisation individuelle et particulière.

Il n’est donc pas surprenant que la direction de Deborah Warner soit définie précisément par ces conclusions. Son dessein, présenté dans la note d’intention accompagnant le livret, est d’insister sur la puissance du Messie plutôt que sur le caractère fidéiste de l’œuvre. En suivant cette trajectoire, on parvient à cette création de 2009 à l’English National Opera de Londres, présentée ici à Lyon en 2012 et proposée à nouveau ces derniers jours, avec une nouvelle distribution. Les chanteurs, les chœurs et les danseurs travaillent dans un cadre initialement urbain, hautement technologique et impersonnel. L’image globale commence à devenir plus singulière lorsque l’on passe de l’extérieur à l’intérieur, ce dernier difficile à déchiffrer et qui mêle et confond un décor domestique, une salle d’attente et un lieu de culte. Un dispositif scénique qui, trop soucieux de la performance, néglige l’évocation au profit d’une urgence de la réalisation. La première partie est rachetée par deux scènes fascinantes : la première se présente dans la descente de nombreuses roses dorées qui restent suspendues dans la nuit de velours tandis que l’alto et le chœur magnifient l’atmosphère ; la seconde, dans le final, grâce à l’étendue à perte de vue d’élégantes bougies qui caressent l’air du chœur His yoke is easy. Le traitement auratique se révèle délicat et sensible, accompagne le mouvement des acteurs et, en particulier, celui des chanteurs. Une lumière latérale suit les mouvements sur scène et le reflet est renvoyé sur le fond du théâtre. Ainsi, chaque mouvement correspond à une trace ectoplasmique, cellulaire, qui accompagne l’action et la voix. La simple action physique fait du mouvement des chanteurs un lieu indéfini et biologique qui se coagule avec d’autres lieux indéfinis et biologiques pour créer l’effilochage d’un univers inconnu. L’arbre doré à la fin de la deuxième partie appelle à soi le chœur qui, bien qu’incomplet ce soir, parvient à donner une belle démonstration de compacité et de force. La troisième partie s’ouvre sur décor d’hôpital, où le déroulement sans fin des lits des patients crée l’anonymat qui permet au soprano d’attirer l’attention du public. Allongée sur son lit, tandis qu’une infirmière s’occupe de ses soins, Anna Devin chante sa foi indéfectible en Dieu et la vision qui la sauvera. Ce lit est son lit de mort, et son chant élancé, passionné, liminal, représente le dernier acte d’amour, une déclaration fidéiste avant la mort. Sur ce même lit, Anna Devin renaîtra peu après, élevant son chant dans une scène se déployant dans sa blancheur éclatante. Tout est silencieux avant l’Amen choral. Le soprano irlandais captive le public dès le Rejoice de la première partie, dont le numéro lui permet de donner de l’espace à un traitement riche en variations, interprétant un lyrisme chromatique qui envoûte. Elle est d’une clarté extraordinaire, renforcée par une fluidité qui transcende. Le rôle de l’alto a été défendu avec conviction par Christine Rice, extrêmement précise dans les numéros 8 et 9, dans lesquels elle s’est d’abord tenue à son rôle de messagère, ouvrant ensuite son personnage à des choix plus audacieux, colorant sa performance d’une insistance convaincante et d’une sensibilité scénique très touchante. La longue aria He was despised célèbre à juste titre cette métamorphose, lui permettant d’incarner à la fois le sentiment populaire d’empathie et le geste maternel d’accueil et d’étreinte.

Côté hommes, la basse Christopher Purves fait preuve de tempérance et d’intensité dès ses premières interventions (nos 5 et 10), peignant de sa voix les ténèbres évoquées dans le récitatif. Son utilisation habile de l’instrument vocal le rend le centre tellurique de la soirée, notamment dans l’aria The trumpet shall sound, moment d’annonce apocalyptique. Le ténor Allan Clayton a semblé souffrir un peu dans ses premiers interventions, mais sa performance est allée en crescendo lorsque, dans la seconde moitié, il a chanté la souffrance du Christ sur la croix, accompagné de l’impressionnant triptyque visuel par Lysander Ashton. Très convaincant dans l’aria Thou shalt break them qui annonce l’Hallelujah, incarnant parfaitement la vengeance divine contre les rois et les reines qui s’opposent à Dieu.

L’immense plaisir de retrouver Stefano Montanari à la direction d’orchestre n’a en rien été déçu. Grand spécialiste de la musique ancienne, chef éclectique et exigeant, Montanari a dirigé un orchestre attentif et un chœur qui s’est attaché à cultiver le caractère pathétique de l’œuvre. Le chef d’orchestre nous a habitué à la beauté de son toucher, à des choix raffinés et fascinants et à une direction impeccable. Ce soir encore, Montanari a maintenu le plus haut niveau dans le tour de force de ce Messie. Le chef-d’œuvre représenté par l’Hallelujah clôturant la deuxième partie n’est pas anecdotique mais simplement l’indicateur d’une tension baroque qui s’exprime dans de grandes envolées festives au sein d’une fluidité palpitante. Dans la troisième partie, la légèreté exquisément baroque de Haendel est magnifiée par la baguette du Maestro, qui restitue la musique de l’Au-delà avec une grâce céleste. Le Haendel de Montanari est une véritable épreuve physique, exigeant que l’on retienne son souffle pendant toute la durée de l’oratorio pour ne pas perturber le déroulement enchanteur de sa direction.

Le ballet conçu par Kim Brandstrup mérite également d’être mentionné. Anecdotique dans la première partie, la danse prend beaucoup plus d’importance dans la deuxième partie jusqu’à représenter le centre magmatique de la souffrance du Christ. La Passion revêt la forme d’une souffrance tourbillonnante qui crie contre l’injustice insensée du puissants du monde. La chorégraphe danoise essentialise le mouvement du Chemin de croix pour en donner une image linéaire et épurée, d’une souffrance pure qui ne sera rachetée que par l’élévation au ciel.

Spectacle vu le jeudi 30 décembre 2021 à 19h30

Le spectacle a eu lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
du lundi 13 décembre 2021 au dimanche 2 janvier 2022

L’Opéra de Lyon a présenté :
Messiah
oratorio de Georg Friedrich Händel
HWV 56, 1742
livret de Charles Jennens
reprise de 2012 – Création à l’English National Opera
coproduction English National Opera

direction musicale Stefano Montanari
mise en scène Deborah Warner
décors Tom Pye
lumières Jean Kalman
chorégraphie Kim Brandstrup
vidéo Lysander Ashton (59 Productions)
cheffes des Chœurs Elena Mitrevska et Karine Locatelli
orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon

soprano Anna Devin
alto Christine Rice
tenor Allan Clayton
basse Christopher Purves

durée 3h20 avec deux entractes

www.opera-lyon.com