Faire corps autour de deux feux

Maison De La DanseLa Maison de la danse de Lyon accueille le Ballet du Grand Théâtre de Genève pour Minimal Maximal, un double programme composé de l’élégant Fall de Sidi Larbi Cherkaoui et du radical Paron d’Andonis Foniadakis

Ellipse infinie se déployant autour des deux feux énergétiques évoqués par le titre de la soirée, Minimal Maximal, le programme imaginé par la Maison de la danse de Lyon pour les derniers éperons de ce mois de janvier vise à tenir ensemble des gestes et des esthétiques opposés, loin d’imaginer une vie sans son antagoniste. Un programme radical exigeant une discipline de fer que le Ballet du Grand Théâtre de Genève dirigé par Philippe Cohen a interprété avec maestria et qui a fortement impressionné le public lyonnais.

Le chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui, actuellement directeur de l’Opera Ballet Vlaanderen, est l’auteur de Fall, pièce particulièrement fascinante et réussie par rapport à laquelle le spectateur se positionne, avec grand plaisir, dans un acte de soumission esthétique. En première partie de soirée, immergés dans une scène où la softness apparaît comme la sensation exclusive qui instaure un régime de légèreté incontestable, vingt-deux danseurs interprètent avec acuité et finesse le double sens du titre évocateur de l’œuvre. L’ « automne », bien évidemment, décrit dans les moindres détails par les mouvements mais plus encore par les gestes que Cherkaoui charge d’une volonté qui transcende la tridimensionnalité pour atteindre l’espace à travers les sens. Saison liminale, moment où les extrêmes se touchent et où les contradictions cohabitent, lieu du vivre avec, l’automne est aussi le lieu des derniers éclats de la nature, avant la spoliation célébrée par l’arrivée de l’hiver. Mais fall a aussi un autre sens, profondément automnal : celui de « chute ». Dans cette œuvre, Cherkaoui intègre une directionnalité descendante, donc de pesanteur, de mort, sans toutefois que celle-ci prenne le dessus, évitant ainsi la condamnation finale. Le régime de mouvement de Fall apparaît donc comme celui, transitoire, de l’automne, mais aussi comme celui, éphémère, du soulèvement.

Le choix musical ne semble certainement pas anodin. Fratres, Spiegel im Spiegel et Orient & Occident comptent parmi les œuvres majeures du compositeur estonien Arvo Pärt, sans doute l’un des plus grands interprètes de ce que l’historiographie musicale définit comme le minimalisme sacré. Cherkaoui opte ici pour trois œuvres qui établissent une tripartition au sein de Fall, la façonnant et l’informant. Ce détail fait de son œuvre l’une des créations esthétiques les plus organiques de la dernière décennie, dans laquelle on perçoit toutefois un double mouvement : celui qui prend soin d’éviter les oppositions irrégulières mais aussi la tentative, parfaitement réussie, de ne pas se reposer sur une apparente et lisse homogénéité. Les deux dangers sont évités précisément grâce au double mouvement du titre, qui indique une double directionnalité, vers le bas mais aussi celle du vent qui balaie latéralement et nous renvoie vers le haut. C’est précisément dans ce lieu de suspension que se situe Fall, dans ce non-positionnement, ne se stationnant pas à un endroit précis mais se suspendant au-dessus de tout. C’est là que réside, selon toute vraisemblance, la leçon politique la plus précieuse du chorégraphe belge.

Ancien directeur du Ballet de l’Opéra national de Grèce, Andonis Foniadakis entretient un lien particulier avec la ville de Lyon, où, en 2003, il a fondé la compagnie Apotosoma. Ce soir, La Maison présente Paron, une œuvre de 2019 qui constitue un excellent pendant à Fall et justifie de manière convaincante le titre de la soirée.

L’attaque de Paron montre un changement de vitesse immédiat par rapport à la première partie de la soirée. Scéniquement, nous sommes dans une logique de très grand refroidissement, où Beckett rencontre Wilson tandis que le  carré où se déroule l’action est dominée par deux imposants « C », tourbillonnants et brillants. Le rythme imposé par le Violin Concerto No. 1 de Philip Glass semble pressant, presque angoissant. Une discipline de fer, parfois martiale, est imposée aux danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève qui traitent le matériau chorégraphique de Foniadakis avec une imperturbabilité presque métaphysique. L’œuvre en question de Glass est très particulière car elle accueille en son sein, comme dans les poches de résistance de John Berger, des manifestations de joie irrépressible, des évocations latino-américaines grâce, notamment, aux percussions. Ce maximalisme s’incarne avec passion dans le tourbillon de forces qui traverse le petit espace conçu par les lumières, dans les relations physiques fugaces mais intenses, dans la passion qui se glisse inopinément à travers la trame dense de l’esthétique minimaliste. Foniadakis n’hésite pas à problématiser le noyau thématique de l’art minimal afin de lui insuffler une énergie contraire, puissante et vitale. C’est précisément à ce stade que l’on reconnaît la fascination d’un double registre qui crée la bonne tension, « fait corps » et permet à la pièce d’apparaître comme lumineuse, transcendant le lyrisme diaphane dans lequel elle vient au monde.

Gtg Photo Gregory Batardon8d1a2048 Comp
Fall/Sidi Larbi Cherkaoui ©Gregory Batardon

Le spectacle a lieu :
Maison de la danse
8 avenue Jean Mermoz – Lyon
du 26 au 30 janvier 2022

La Maison de la danse présente :
Minimal Maximal
avec le Ballet du Grand Théâtre de Genève
danseuses Yumi Aizawa, Céline Allain, Ornella Capece, Diana Dias Duarte, Léa Mercurol, Sara Ouwendyk, Tiffany Pacheco, Mohana Rapin, Sara Shigenari, Madeline Wong
danseurs Valentino Bertolini, Adelson Carlos, Quintin Cianci, Zachary Clark, Oscar Comesaña Salgueiro, Andrei Cozlac, Armando Gonzalez Besa, Max Ossenberg-Engels, Juan Perez Cardona, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega

Programme
Fall
2015
chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
assistants à la chorégraphie Jason Kittelberger et Acacia Schachte
scénographie et lumières Fabiana Piccioli et Sander Loonen
costumes Kimie Nakano
musique Arvo Pärt / Fratres, Spiegel im Spiegel et Orient & Occident
créé à Gand, le 22 octobre 2015 par et pour le Ballet Vlaanderen

Paron
2019
chorégraphie Andonis Foniadakis
assistant à la chorégraphie Pierre Magendie
scénographie et lumières Sakis Birbilis
costumes Anastasios-Tassos Sofroniou
musique Philip Glass / Violin Concerto No. 1

production Grand Théâtre de Genève
directeur général Aviel Cahn
directeur du Ballet Philippe Cohen
adjoint du Directeur du ballet, régie de scène Vitorio Casarin
coordinatrice administrative Émilie Schaffter
maître de ballet Pierre Magendie
pianiste Serafima Demianova
directeur technique Philippe Duvauchelle
régisseur lumières Sébastien Babel
régisseur plateau Mansour Walter
son Jean-Marc Pinget
habillage Caroline Bault

durée 1h35 avec entracte

https://maisondeladanse.com