Faire corps, à quelques centimètres sous terre

La Biennale de la danse et l’Opéra de Lyon s’associent pour le lancement conjoint de leurs programmes respectifs avec Mycelium, la fascinante nouvelle création du chorégraphe Christos Papadopoulos.

Arrachés à notre routine épigée, nous sommes soudainement plongés à quelques centimètres sous terre, juste assez pour faire taire les bruits de la ville ou ceux, plus naturels, de la campagne. A première vue, on pourrait penser que, éloigné de la surface, le monde qui nous entoure soit totalement dépourvu de sons et puisse représenter un lieu de repos (aussi même éternel). Mais il suffit de quelques secondes de Mycelium pour balayer ces croyances superficielles. Son univers hypogé est peuplé d’une myriade de bruits qui établissent un régime esthétiquement ardu et spirituellement méditatif.

Il serait particulièrement hâtif, bien que tentant, de qualifier cette pièce de minimaliste. Si la répétition et les contraintes spatiales et sonores peuvent évoquer l’esprit du minimalisme, Christos Papadopoulos semble construire dans Mycelium une œuvre qui réalise un baroque biologique, une fête de vies indépendantes et autonomes mais qui constituent une communauté, soumise ainsi aux règles de la vie commune. Chaque présence sur scène illustre la vie d’un hyphe ne pouvant pas survivre seul mais faisant partie d’un tout, d’un réseau qui se révèle à la fois système et appareil (c’est-à-dire le mycélium), une filet maillant vivant, complexe et étendu. La richesse des détails, composée de mouvements corporels, de mouvements choraux, de l’importance du regard et de l’aspect chtonien, tourne en faveur d’une définition joyeuse de l’ornement, mais toujours dans le cadre d’une organicité effective, où chaque expression et prise sur la réalité ne sont jamais une fin en soi mais orientées vers le bien commun, vers ce qui, philosophiquement, est la bonté en soi.

Nous sommes en présence d’une articulation particulière qui écarte toute velléité d’esthétique militariste. L’organisation est ici le résultat du travail de chaque petite vie, de son adaptation au milieu et des découvertes et réalisations d’autrui. Si l’on peut parler de système, c’est qu’il s’agit du résultat d’un mouvement vivant et non d’un schéma préétabli, c’est-à-dire d’une idée apriorique qui exige l’application silencieuse et soumise de l’ordre. Le système végétatif des champignons se développe par une participation commune, à travers une projectualité permanente, qui se déroule grâce à l’étude du terrain environnant et à l’échange incessant d’informations.

Papadopoulos dessine la vie de son mycélium avec beaucoup de passion, à travers une partition temporelle particulièrement réussie et efficace. Les vingt premières minutes sont consacrées à l’apparition d’entités individuelles et à leur compactage progressif, tandis que la musique bruitiste de Coti K. vire progressivement à la techno. Chaque singularité a le temps et l’espace de naître en apparaissant, puis de s’atteler à la découverte de l’espace environnant dans une investigation méticuleuse et exhaustive. Les mouvements minimaux, réduits à une démarche constante faite de petits pas presque imperceptibles, n’empêchent pas les interprètes du Ballet de l’Opéra de Lyon de construire un réseau efficace qui révèle son extension dès l’apparition des premiers danseurs. Ils ressemblent à des formes extraterrestres, venues de planètes lointaines, dont la marche ne rappelle aucune autre forme connue.

Après la compaction générale, où le faire corps montre toute son évidence, vers le milieu de Mycelium, des mouvements de détachement de la masse principale apparaissent, tandis que la lumière fait irruption de manière péremptoire dans la pièce (dans son double sens de « spectacle » et d’ « espace délimité ») et que la musique oscille entre des sonorités tribales et des sonorités plus purement minimalistes. À partir de cet instant, la directionnalité du regard devient si importante qu’elle subjugue les autres composantes en jeu. Les corps eux-mêmes subissent une modification dans la hiérarchie de l’investissement émotionnel, se soumettant davantage à une répétitivité qui les transforme en lieu d’oubli. L’attention se déplace ainsi vers les regards, c’est-à-dire vers les lieux de l’imprévisibilité, de la directionnalité soudaine et puissante, capables de modifier l’axe du jeu. De cette manière, une nouvelle ligne de fuite émerge, un croisement sensible qui traverse la chair de la proposition esthétique, sculptant un dessin inattendu qui se dévoile peu à peu. Cartographie du caché, traduction graphique du fascinant mode mycologique, l’émergence de ces signes semble relever d’une logique expressionniste, à la déclinaison assurément abstraite.

La coda de Mycelium s’inscrit dans un registre de dissipation, où la déambulation des performeurs opère une atténuation de la prise sur le réel, un allègement de la physicalité et de la signification elle-même. Les corps peuvent ainsi se livrer à la dispersion et à la disparition, s’abandonner à un vent souterrain qui s’exprime par un bruit saturé.

Mycelium apparaît ainsi comme une œuvre organique, qui réussit le pari d’une évocation naturelle dépourvue de rhétorique, créant un mouvement unique, ample et profondément esthétique, résultat fascinant d’une orchestration soigneusement surveillée de singularités palpitantes.

Le spectacle a lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
du samedi 9 au jeudi 14 septembre à 20h (relâche dimanche)

La Biennale de la danse et l’Opéra de Lyon présentent :
Mycelium
2023
pièce pour 20 interprètes
chorégraphie Christos Papadopoulos
assistant chorégraphique Georgios Kotsifakis
musique Coti K
lumières Eliza Alexandropoulou
costumes Angelos Mendis
maîtres de ballet Pierre Advokatoff, Jocelyne Mocogni, Amandine Roque de la Cruz
avec Marie Albert, Jacqueline Bâby, Edi Blloshmi, Eleonora Campello, Katrien De Bakker, Abril Diaz, Jade Diouf, Alvaro Dule, Brendan Evans, Paul Grégoire, Jackson Haywood, Amanda Lana, Marco Merenda, Albert Nikolli, Leoannis Pupo-Guillen, Noëllie Riou, Anna Romanova, Raul Serrano Nuñez, Giacomo Todeschi, Kaine Ward, Le Ballet de l’Opéra de Lyon
coproduction du Théâtre de la Ville Paris
en coproduction avec l’Opéra de Lyon

durée 1h sans entracte

labiennaledelyon.com
opera-lyon.com