À propos de l’excellence

Opera UndergruondPoint d’orgue de la « Semaine Philip Glass » que l’Opéra Underground a voulu consacrer au compositeur américain, la création française du String Quartet No. 9 interprété par le Quatuor Tana a littéralement captivé les auditeurs qui se sont rendus dans le ventre de l’Opéra de Lyon

La semaine s’était ouverte avec cinq concerts (du mardi 26 au jeudi 28 janvier) consacrés aux compositions que Philip Glass, génie incontesté de la musique minimaliste, a conçu pour le piano au fil des ans. Les œuvres, accompagnées d’une sélection d’autres compositions, magistralement interprétées par François Mardirossian, ont permis au public lyonnais de vivre un véritable marathon au sein de la musique révolutionnaire du compositeur américain. De pièces célèbres comme Metamorphosis ou Mad Rush, en passant par l’intégrale des Etudes pour piano, des extraits de Glassworks, Einstein on the Beach, Styagraha et Akhnaten, le pianiste français a célébré les nombreuses âmes de Philip Glass. La passion, la spiritualité, la radicalité d’une nouvelle façon de syncrétiser la musique et la vie : tout cela imprègne l’univers sonore de Glass, loin de se limiter à une froideur apparente ou à une répétition éculée de motifs sonores. Et si François Mardirossian a mis en évidence, en acte, les extraordinaires forces énergétiques, son ami et collègue Camille Rhonat, avec qui il co-dirige l’extraordinaire festival d’été Superspectives, a consacré deux conférences à l’analyse et aux influences de l’œuvre du compositeur, évoquant, en puissance, l’indéniable portée novatrice de cette musique.

Quelle meilleure façon de terminer cette semaine que d’inviter les belges du Quatuor Tana pour interpréter le String Quartet No. 9, dernière œuvre du compositeur américain ? Ces derniers, avec le soutien, entre autres, de l’Opéra de Lyon/Opéra Underground et du Festival Superspectives sont, en effet, les commanditaires directs de la composition, présentée il y a quelques jours seulement, en première mondiale, au Bozar à Bruxelles. Composée à l’origine pour la production de la tragédie shakespearienne du King Lear présentée à Broadway en 2019, la musique de scène a été réécrite afin de créer cette œuvre, qui suit de trois ans le String Quartet No.8. Un honneur, sans doute pour le Quatuor Tana, mais aussi une juste reconnaissance de l’engagement et de l’exigence que l’ensemble belge poursuit depuis des années. Après les sept premiers quatuors composés pour les collaborateurs historiques du Kronos Quartet, et le huitième écrit pour le Jack Quartet, le Quatuor Tana (premier ensemble non américain de la liste) peut, à juste titre, graver son nom dans le monumental édifice glassien.

La soirée lyonnaise a débuté par la présentation du bref et très radical Entr’acte composé par l’américaine Caroline Shaw alors qu’elle n’avait que 29 ans. Après avoir assisté à une représentation du Quatuor à cordes opus 77 n° 2 en fa majeur de Haydn, profondément bouleversée par cet écouté, et notamment par la transition surprenante et abrupte du menuet au trio, vécue par la compositrice comme la traversée du miroir d’Alice, Caroline Shaw ressentit le besoin d’agir artistiquement. Cette fureur créative donna naissance à Entr’acte qui, dès son ouverture, indique le thème qui apparaitra, résonnant même dans son propre silence, tout au long de la composition. En peu plus de dix minutes, on assiste à un concentré de minimalisme, de formes classiques voire médiévales, d’évocations baroques et de violents coups de pinceau de bruits électriques. Sans négliger la plus stricte contemporanéité, où la musique savante rejoint la plus populaire. L’utilisation très soignée du pizzicato arrache le public au confort de son fauteuil et l’entraîne « au-delà » du miroir imaginé par Lewis Carroll. Nous percevons alors une atmosphère sombre et inquiétante, où nos corps sont projetés des cordes d’un violon à l’autre, de celles de l’alto à celles du violoncelle, dans un tourbillon sans fin. Le retour de ce côté du miroir représentera pour tous les spectateurs, non pas un retour à la normalité ou à la réalité, mais un nouveau départ, un nouvel avènement terrestre accompagné d’un nouveau regard.

Cette introduction apparaît comme un choix très judicieux pour arriver, in medias res, à la dernière œuvre de Philip Glass. Le String Quartet No. 9, divisé en cinq mouvements, que le premier violon Antoine Maisonhaute définit avec précision comme « des petites miniatures, avec des ambiances et des recherches sur le timbre tout à fait nouvelles pour Philip Glass, et ça donne un opus très singulier », n’apparaît pas d’emblée comme une œuvre purement « minimaliste ». La première de ces miniatures présente une tentative icarienne, rêveuse et utopique, chargée de mythologie et allégée de toute pesanteur gravitationnelle. Le violoncelle, magistralement conduit par Eric-Maria Couturier, appelé à remplacer la titulaire Jeanne Maisonhaute, construit des atmosphères inquiétantes qui arrêtent ou déforment l’action, mais aussi une directionnalité qui fait avancer l’histoire. Le deuxième mouvement évoque un romantisme décadent à la Verdi, avec un délicieux pizzicato interrompu par le thème principal, qui entre étonnamment tard dans la composition. Ayant posé la pierre, Glass peut se permettre de s’exprimer dans une vigoureuse variation censée suggérer un autre noyau vivant de la composition. Le mouvement se termine sur de courts rebonds aqueux qui semblent ne jamais devoir se terminer. Le mouvement suivant reprend le thème principal avant de l’interrompre par une section de vibrato multi-phases où les harmoniques cèdent la place à la matérialité du son brut. Le court quatrième mouvement est empreint de sentiments lourds et d’images plutôt douloureuses. La condamnation et la mort de Cordélia sont suspendues comme des épées de Damoclès et sont sur le point de se briser sur le travail du son. Le Quatuor Tana interprète ce point culminant avec une passion rare, permettant de souligner un Glass éminemment romantique. Avec le dernier mouvement, un monde transi, inhospitalier et métallique apparaît devant nous. Un bruitisme effleure le cruel seuil final, le passage vers un monde à mille lieues de celui de Carroll. Le quatuor aborde la dernière section de l’œuvre en apnée totale, appliquant magistralement l’inquiétude que le génie de Baltimore a souvent adoptée dans ses compositions. La descente finale est une chute sans fin vers les Enfers, brutalement interrompue par l’image du roi mourant devant le cadavre de sa fille.

La deuxième partie de la soirée a été entièrement consacrée au Quatuor à cordes n° 14 (La mort et la jeune fille) de Franz Schubert, œuvre contenant tous les thèmes chers au Romantisme : individualisme, rapport à la nature, évocation et lutte avec la mort, Sehnsucht. Il est clair que le choix du quatuor belge est le juste pendant d’une première partie certes contemporaine mais ancrée dans une certaine tradition. Le premier mouvement est une célébration de la nature et de sa beauté sublime, tandis que le second, le plus long de la compositions, s’oriente vers des tons plus sombres. Le thème La Mort et la jeune fille représente son cœur battant et douloureux. Un rythme lent guide la rencontre entre les deux personnages, là où la jeune fille semble lumineuse et dans la fleur de l’âge tandis que la personnification de la mort cherche une manœuvre mesquine pour la manipuler. La jeune fille, décrite par le violon, avance de manière incertaine, fragmentant son chemin et impressionnée par la Mort. L’angoisse et la peur dominent mais, dans les troisième et quatrième mouvements, l’atmosphère subit une transformation rapide et les temps imposés semblent célébrer cette union, incorporant même un thème de tarentelle qui revient sans cesse.

Après cette soirée, nous sommes convaincus que le directeur de l’Opéra Underground, Richard Robert, a voulu donner un signal fort au monde de la musique, si impacté en ces temps difficiles : il est possible de présenter l’excellence en l’évoquant et la rendent accessible à tous, tant sur le plan philosophique qu’économique.

Le spectacle a eu lieu :
Opéra de Lyon
1 place de la Comédie – Lyon
vendredi 28 janvier à 20h

L’Opéra de Lyon/Opéra Underground et Superspectives ont présenté :
Philip Glass String Quartet No. 9 / Tana Quartet
 

Programme détaillé :
Caroline Shaw Entr’acte (2011, 10 min)
Philip Glass String Quartet No. 9 “King Lear”, (2021, 25 min)
Franz Schubert Quatuor à cordes n°14 en ré mineur D.810, “La Jeune fille et la mort” (1824, 45 min)

violon Antoine Maisonhaute
violon Ivan Lebrun
alto Julie Michael
violoncelle Eric-Maria Couturier

en partenariat avec le festival Superspectives

durée 1h45

www.opera-underground.com
tanaquartet.fr
superspectives.fr