Algide tromperie

Parmi les événements particulièrement attendus de cette 20e édition de la Biennale de la danse, la dernière création de Peeping Tom, S 62° 58’, W 60° 39’ a été présentée en première mondiale au TNP de Villeurbanne

Assister à un spectacle de la compagnie franco-belge Peeping Tom revient à se confronter à un décalage avec l’idée que l’on possède de la danse et du théâtre, ainsi qu’à une profonde interrogation sur soi-même. Le titre de la dernière pièce, créée au TNP de Villeurbanne, S 62° 58’, W 60° 39’, indique un lieu précis de l’océan Antarctique. Il s’agit du centre de la Baie Foster, à l’intérieur de l’île de la Déception, dans les îles Shetland du Sud. Une « déception » qui planera constamment sur la pièce, marquant sa chair de manière négative.

Un navire bloqué dans les glaces apparaît sur scène. Aucune information n’est donnée sur la raison de sa présence. Le petit équipage qui occupe le bateau ne semble pas faire preuve d’une motivation scientifique particulière pour justifier ce choix. Mais un événement vient immédiatement perturber ce que l’on pourrait croire être le début de l’histoire : le jeune garçon blond initialement assis à l’arrière du petit bateau glisse dans les eaux glacées de l’Antarctique et son corps sans vie est ramené à bord peu de temps après par un plongeur. La tromperie et la mort forment un mélange mortel qui atomise la pièce dès les premières mesures.

Comme à son habitude, Peeping Tom construit des décors spectaculaires et percutants, capables d’assumer l’illusion du simulacre dans une représentation augmentée d’une réalité qui séduit tout en accentuant le sentiment d’imminente fatalité. Quelques éléments suffisent à définir une atmosphère apocalyptique : la Terre entière est condensée en un seul lieu et toute l’humanité est déjà présente dans la demi-douzaine de personnages présents sur scène. Battus par de terribles agents atmosphériques, porteurs de malheur et condamnés à une fin terrible, les personnages sont sur le point de succomber lorsqu’une demande rompt la continuité temporelle, perturbant une simulation trop réelle. Le quatrième mur est brisé par l’insoutenabilité d’un assujettissement mortifère et excessif. La sortie des acteurs de leur rôle crée un dialogue avec celui qui a créé cette même mise en scène, c’est-à-dire directement avec Franck Chartier, la moitié de Peeping Tom. Franck est Dieu, un Dieu terrible qui exige de ses acteurs non seulement le meilleur, mais quelque chose de plus : qu’ils aillent au-delà, plus loin, dans un dépassement de soi qui puisse donner à la scène ce qu’ils sont incapables d’offrir. Une exigence sadique que les acteurs ne peuvent plus accepter, et ce refus péremptoire ouvre S 62° 58’, W 60° 39’ à un questionnement sur les limites et les exigences de l’art.

Dès lors, la pièce accueille les fragilités, les hésitations, la possibilité d’exprimer des émotions, les perturbations : tout ce que l’autorité divine du créateur disciplinant ne permettait pas auparavant. S 62° 58’, W 60° 39’ devient ainsi le lieu d’une psychanalyse collective, de l’innervation d’un discours vibrant et d’une mise à nu de l’aspect actoriel. Le spectacle ne peut plus se réaliser à cause du refus par les acteurs des limites tracées par le créateur, mais cette opposition est elle-même opérante, créatrice, capable de montrer l’efficacité de la récusation de l’autorité jugeante. Surgissent alors des eaux glacées des fragments de vie, de revendications, d’expériences artistiques. Les acteurs rêvent d’interpréter une œuvre utopique (“Viva la vulva”), ils cherchent des solutions à l’impasse du metteur en scène, ils se déshabillent à la recherche d’une âme charitable pour rompre la solitude de l’artiste. L’aspect ironique, totalement absent au début de la pièce, apparaît par la suite comme un catalyseur de frustrations à libérer et de désirs inexprimés.

L’exacerbation des exigences du metteur en scène s’avère être le casus belli qui fait éclater la forme de la performance pour proposer un théâtre réflexif, qui se met en jeu et montre ses propres faiblesses. « Aller plus loin » provoque ainsi une auscultation de l’ego, une auto-analyse qui conduit à l’expression du ça, de la force pulsionnelle. Celle-ci peut aussi prendre des formes inconfortables que le public se résigne à accepter car totalement subjugué par l’indétermination de la pièce.

Dans S 62° 58’, W 60° 39’, la danse s’installe là où on ne l’attend pas : dans la tentative d’amarrage du bateau, ou dans le grand remue-ménage des tempêtes. Placée dans des espaces apparemment confinés, la danse joue au contraire une fonction essentielle en absorbant les événements anodins et dramatiques pour les transformer en gestes lyriques. Plus tard, elle peut s’exprimer sous des formes plus libres (comme dans la réponse immédiate à la demande de « vouloir faire un solo »), s’étendant sans s’exposer, irriguant son influence sur la scène et au-delà du quatrième mur.

La dernière création de Peeping Tom dérange et fait réfléchir, hantant le spectateur même en dehors de la salle, laissant un sentiment d’incomplétude qui fait partie intégrante de la proposition de leur travail. Ou peut-être même ce sentiment est-il une tromperie, la dernière, peut-être la plus réussie, trahissant le spectateur dans sa tentative désespérée de saisir une parcelle de sens.

Le spectacle a eu lieu :
TNP – Théâtre National Populaire
8 place du Docteur Lazare Goujon – Villeurbanne
du mercredi 20 au vendredi 22 septembre 2023 à 20h

La Biennale de la danse et le TNP ont présenté :
S 62° 58’, W 60° 39’
Pièce pour 6 interprètes – 2023
Peeping Tom
concept & mise en scène Franck Chartier
création & interprétation Marie Gyselbrecht, Chey Jurado, Lauren Langlois/Yi-Chun Liu, Sam Louwyck, Romeu Runa, Dirk Boelens, assisté·es d’Eurudike De Beul Figurant·es Jessica Harkay, Héloïse Gaubert, Alkis Quartier Faka
assistance artistique Yi-Chun Liu, Louis-Clément da Costa
assistant scripte Imogen Pickles
composition sonore & arrangements Raphaëlle Latini
scénographie Justine Bougerol, Peeping Tom
création lumières Tom Visser Chorégraphie Yi-Chun Liu, Peeping Tom Costumes Jessica Harkay, Yi-Chun Liu, Peeping Tom
assistant artistique technique Thomas Michaux
création technique & accessoires Filip Timmerman
équipe technique en tournée Filip Timmerman (régisseur plateau), Clément Michaux (premier technicien plateau), Jo Heijens (son), Bram Geldhof (lumières)
assistant technique Ilias Johri
coordination technique Giuliana Rienzi
construction décor KVS Atelier, Peeping Tom Stagiaire Arthur Demaret (lumières)
chargé·es de production Helena Casas, Rhuwe Verrept
chargée de tournées Alina Benach Barceló
chargé·es de la communication & de la presse Sébastien Parizel, Lena Vercauteren
administratrice Veerle Mans
distribution Frans Brood Productions
production Peeping Tom
coproduction KVS – Koninklijke Vlaamse Schouwburg (Bruxelles), Biennale de la Danse de Lyon 2023, Teatros del Canal (Madrid), Théâtre de la Ville (Paris), The Barbican (Londres), Tanz Köln (Cologne), Festival Aperto/Fondazione I Teatri (Reggio Emilia), Torinodanza Festival/ Teatro Stabile di Torino – Teatro Nazionale (Turin), Teatre Nacional de Catalunya (Barcelone), & Espoo theatre, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, CC De Factorij Zaventem Remerciements Lio Nasser, Leietheater (Deinze)
avec le soutien de Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge, le gouvernement flamand
coproduction Biennale
en co-accueil avec le Théâtre National Populaire

durée 1h45 sans entracte

labiennaledelyon.com
tnp-villeurbanne.com