Jeux de plateforme, de Sade et le son-temps

Maison De La DanseDix-huit ans après sa création scandaleuse au Toboggan de Décines, l’Umwelt de Maguy Marin réapparaît sur la scène de la Maison de la Danse, enfin libéré de la provocation et libre de s’exprimer sans le souci d’interroger les tourments réactionnaires

L’œuvre de Maguy Marin fonde son principe de causalité sur le mouvement, l’émancipant de la grammaire héritée de l’histoire de la danse, lui permettant ainsi de se déployer et de s’exprimer pleinement. Dans Umwelt, œuvre de 2004 et reprise déjà en 2013, ce qui frappe et captive immédiatement, c’est la circularité hypnotique imprimée à la pièce. Dans ce mouvement, il y a des fragments infinis de vie qui constituent un immense échantillon de gestes et d’actions, de personnages et d’existences. Apparition/présentation/disparition : trois moments qui se répètent sans cesse, en succession rapide, permettant aux interprètes d’exprimer le fragment qui les représente et qui englobe toute une existence et un monde désirant. Des flashs existentiels construisent un livre d’échantillons ponctuel, une tentative illimitée d’archivage à travers le concept deleuzien répétition différente. Dans Umwelt, la chorégraphe française s’intéresse à l’épuisement des formes, afin de rendre le monde, le welt, éreinté, incapable de s’exprimer puisque dépassé par une expressivité excessive. Dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Georges Perec avait cherché à définir un lieu par un flot des mots en décrivant méticuleusement tout ce qui entrait dans son champ de vision. Mais la tentative évoquée par le titre ne pouvait être, et l’auteur l’a sans doute exprimé par un geste contraire, qu’un échec, voué à ne pas pouvoir enfermer même un seul fragment parisien dans une description insistante. Il en va de même ici, puisque la tentative d’Umwelt prétend viser l’épuisement, mais ne peut que ne pas satisfaire les attentes, provoquant des effets que la répétition ne peut réguler.

L’œil est sans doute complètement pris dans le mouvement de la répétition d’une action qui est toujours la même, mais qui agit sur un fond chaosmotique, plein de toutes les possibilités. Umwelt nous dit quelque chose d’inhérent au fonctionnement de notre œil, de la façon dont celui-ci, collé à un vortex apparent de fragments mondains, weltlich, devient une règle dictatoriale, un regard incontesté qui se pose sur ce monde même censé le discipliner, canalisant ses désirs à travers des stratégies répressives. Mais l’œil, ici, prend plaisir précisément à ce spectacle qui semble vouloir lui imposer une discipline, l’enfermant dans une répétition d’épuisement. Le piège devient l’occasio, l’opportunité à saisir pour déjouer le silence, l’exécution des ordres.

Le travail sur le son de Denis Mariotte s’avère fondamental dans ce mouvement. La durée de la pièce est liée à la longueur du câble qui se déroule sur l’avant-scène, se frottant aux cordes de trois guitares électriques posées au sol, puis se rembobinant autour d’un treuil. Une linéarité apparente qui, habilement modulée, devient un véritable espace sonore tarkovskien, un lieu en permanente expansion multidirectionnelle et multidimensionnelle. Nous pourrions parler ici, puisque le fantôme de Deleuze plane sur nos mots, de son-temps, de l’apparition de dimensions et d’événements dans l’acte de devenir, d’être accompli, ensemble. Il faut à juste titre parler d’un « univers », car dès les premières notes, cette cacophonie déferle, s’étend dans toutes les directions, s’impose comme un régime totalitaire qui enveloppe les spectateurs dans une étreinte sans échappatoire. Il est donc impossible d’appréhender cet univers sonore dans sa globalité, puisqu’il n’y a pas de linéarité et que le câble qui s’étend sous nos yeux est aussi le piège qui nous trahit car il s’appuie sur un trompe-l’œil visuel condamnant le reste de notre corps.

Ce qui reste écrasé dans sa platitude, cependant, semble être l’image elle-même. Si l’univers du son est en expansion permanente, tout comme l’univers dans lequel nous sommes immergés, l’univers des images reste enfermé dans la bidimensionnalité d’un jeu de plateforme. Sa flatness peut en effet être multipliée par l’ajout de niveaux visuels, l’un devant l’autre, permettant aux interprètes d’apparaître et de disparaître. Mais cette superposition, accompagnée de la juxtaposition de base, est tributaire de la parataxe classique des métopes, où tout se développe en deux dimensions et dans des scènes séparées les unes des autres, sans qu’il y ait, en aucune façon, une percée dans la troisième dimension. Le vent, élément gênant qui ajoute du bruit au bruit, circule dans les étroits espaces labyrinthiques de la scène, disciplinant les mêmes images/actions qui sont privées de toute liberté possible de mouvement et de jouissance, forcées et condamnées à répéter toujours la même action (différente). Elles sont ainsi soumises au régime sadique que notre regard surpuissant leur impose, les capturant et les intégrant dans leur propre tissu imaginatif, remplissant ce que le miroir dissimule et laisse voir. Prisonnières, à jamais, d’un autre catalogue, encore plus complexe et varié : celui que chaque spectateur porte avec lui et développe dans l’acte de voir. Il n’est pas étonnant que la seule tentative de percer dans la troisième dimension soit l’élimination de ce qui n’est plus utile, le geste libérateur, accompagné d’une grimace de dégoût, de jeter les ordures. Déchets, gravats, restes alimentaires, poupées significatives : tout ce qui représente un résidu irrépressible, un reste non absorbable, gênant, lourd, est contraint de déblayer le terrain, de faire place au vortex infini et plat qui secoue le regard contemplatif de la richesse et de la variété du monde, afin de soulever le problématique que notre regard porte en soi.

Le spectacle a eu lieu :
Maison de la danse
8 avenue Jean Mermoz – Lyon
mercredi 2 et jeudi 3 février 2022

La Maison de la danse a présenté :
Umwelt
chorégraphie Maguy Marin
avec Ulises Alvarez, Kais Chouibi, Daphné Koutsafti, Louise Mariotte, Lise Messina, Isabelle Missal, Paul Pedebidau, Rolando Rocha, Ennio Sammarco
dispositif sonore / musique Denis Mariotte
lumières Alexandre Béneteaud
régie son Chloé Barbe
régie plateau Albin Chavignon
costumes Nelly Geyres

production Compagnie Maguy Marin
coproduction Le Théâtre de la ville – Paris, Maison de la Danse – Lyon, Le Toboggan – Décines / Charleroi danse pour la reprise 2021
diffusion nationale et internationale A Propic / Line Rousseau and Marion Gauvent
Photo : ©Umwelt / Hervé Deroo

durée 1h10

maisondeladanse.com
compagnie-maguy-marin.fr