Jeu, souvenirs, politique

Festival D'avignonLe Festival d’Avignon a renouvelé, cette année encore, sa proposition d’œuvres et de réflexions de grande ampleur et d’une beauté sans compromis. Notre sélection, que nous proposons dans cet article et dans les suivants, tente de rendre compte de ce qui ressort de la rencontre entre recherche intellectuelle, travail politique et dimension populaire, ce en quoi ce festival excelle.

Le Festival d’Avignon représente un des moments les plus riches de réflexion esthétique et politique du panorama français. Une très longue histoire savante et populaire traversant l’histoire européenne à partir de 1947 quand, sous l’impulsion de Jean Vilar, la première « Semaine d’art en Avignon » vit le jour sous le regard bienveillant de la Vierge protectrice de la cathédrale de Notre-Dame-des-Doms. L’émotion toujours intacte qui s’empare de nous une fois arrivé dans la ville vauclusienne se mêle à la lutte pour la survie dans les petites ruelles du centre-ville, saturées de touristes, visiteurs, curieux, indigènes : autant des potentiels spectateurs pour les innombrables spectacles du IN et du OFF. La ville bardée de milliers d’affiches incarne pendant trois semaines le rôle de la capitale européenne du théâtre, bruyante et bariolée à l’extérieure, pullulante de vie et d’art dans ses recoins médiévaux.

Avant-dernière édition sous la direction d’Olivier Py, ce 75e festival nous a conquis dès le premier jour, après nous avoir intrigué au mois de mars au moment de l’annonce de sa remarquable programmation.

Notre festival s’est ouvert jeudi 15 juillet à la Chapelle des pénitents blancs avec l’opérette de Jacques Offenbach Le 66 ! adaptée par Victoria Duhamel. Une création pour le jeune public qui a su conquérir les spectateurs et que l’on espère revoir bientôt à Lyon. Produite par le Palazzetto Bru Zane, centre de musique romantique française abrité dans un exquis palais dans le centre de Venise, cette reprise s’est avérée équilibrée et charmante, un délice rendant hommage à la musique du compositeur allemand naturalisé français. Une belle mise en scène minimaliste et efficace, à l’esprit à la fois contemporain et anachronique capable de ne jamais paraitre pédant ou distant du public. Les costumes d’Emily Cauwet-Lafont se tiennent ancrés au paradigme stéréotypé du tyrolien mais ce point d’ancrage devient le pivot qui déclencheur d’un mouvement centrifuge contemporain et vivifiant.

Les chanteurs font preuve d’un très bel engagement : Paul-Alexandre Dubois dessine un Joseph Berthold à la forte personnalité, autoritaire et fourbe, guide fondamental nous menant dans cette pièce moralisatrice et divertissante, justifiant la pauvreté des pauvres (la richesse n’est pas l’affaire du peuple) qui fût extrêmement aimée par l’auditoire des Bouffes-Parisiens. Magnifique la performance de Lara Naumann capable de caractériser sa Gritty tant au niveau psychologique que du point de vue éminemment musical. Le personnage de Frantz a été parfaitement transfiguré par Flanann Obé dans une figure coquette et axée sur elle-même. François Bernard a conçu des arrangements se prêtant ponctuellement à la petite configuration de la chapelle investissant la clarinette (Rozenn Le Trionnaire), le trombone (Lucas Perruchon) et le piano (Martin Surot). Les trois chanteurs se révèlent également impliqués dans le déroulement de la pièce comme les engrenages fondamentaux d’un système que la metteuse en scène Victoria Duhamel a su élaborer pour le festival.

Quelques heures plus tard, sur la grande scène du gymnase du Lycèe Saint-Joseph, Éric Louis a présenté De toute façon, j’ai très peu de souvenirs, pièce-hommage à l’anti-pédagogie d’Antoine Vitez. Parmi les derniers élèves à l’École de Chaillot de l’inoubliable metteur en scène, directeur du Théâtre National de Chaillot et de la Comédie-Française, Éric Louis décide de traduire les souvenirs épars des élèves dans une pièce pédagogique. Ce travail de traduction, interprété à son tour par les élèves de l’ERACM et de l’ENSATT, devient fascinant, convaincant, capable de faire plonger même le spectateur le plus résistant ou le plus étranger à la poétique de Vitez dans l’univers de ce génie du théâtre, permettant la saisie de l’exceptionnalité de sa démarche de création. Pièce kaléidoscopique, foisonnante de bribes chargées de signification et d’amour pour le texte et pour son interprétation, De toute façon, j’ai très peu de souvenirs se révèle non pas une simple célébration d’Antoine Vitez, mais un véritable moment de pacification avec l’histoire du théâtre.

Notre première journée s’est ensuite clôturée avec le dernier, radical et nécessaire spectacle de Maguy Marin. Y aller voir de plus près ne se laisse pas charmer par un regard complaisant et consensuel ou par une écoute délicate et claire. Avec cette pièce Maguy Marin déçoit toute attente : elle ne se laisse pas trouver là où l’attendait ou, plus précisément, là où on avait envie de la trouver. Y aller voir de plus près dérange par son intégrité, déroute par son esthétique, comble tout l’espace visuel et auditif grâce à ses excès. Sur scène, quatre acteurs (Antoine Besson, Kaïs Chouibi, Daphné Koutsafti et Louise Mariotte) tâchent d’interpréter des extraits de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide. Leur présence physique est accompagnée et troublée par les images projetées sur scène et par une musique bruitiste et dérangeante. La scène, encombrée d’objets dont le rôle s’avère au premier abord incompréhensible avant finalement de se révéler indispensable dans l’économie de la pièce, affiche l’impraticabilité d’une esthétique du mouvement libre. Sans que cela puisse s’incarner dans une verbalisation superfétatoire, la scène interprète parfaitement le concept grecque de στάσις : guerre et immobilité – et ce concept se révèle intrinsèquement lié à celui de λόγος. Ici, la parole domine et évoque, décrit et dérange, esquisse et détruit. Tout agit autour d’elle et non pas dans un mouvement chorétique, comme on pouvait s’attendre de la pièce d’une chorégraphe. Qui a eu la mauvaise idée de réserver une place pour Y aller voir de plus près afin d’assister à un beau spectacle de danse a heureusement été déçu.

Le flow de la parole écrite par l’historien grec envahit l’espace et le comble au point de devenir presque insupportable : au rythme soutenu se rajoute un montage particulier, fait de citations et de failles qui traversent les strates géologiques pour mettre en communication des temporalités lointaines. Ainsi Maguy Marin décline le concept benjaminien de l’historien dont la tâche est de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire ». Sortir de ce spectacle signifie avoir fait l’expérience d’une création troublante, grinçante, politique capable de laisser derrière elle des résidus inintégrables qui résistent malgré tout.

Les spectacles ont eu lieu :

Chapelle des Pénitents Blancs
Place De La Principale – Avignon
le 15 juillet 2021 à 11h

Gymnase du lycée Saint-Joseph
Rue des Teinturiers – Avignon
le 15 juillet 2021 à 15h

Théâtre Benoît-XII
12 rue des Teinturiers – Avignon
le 15 juillet 2021 à 18h

Le Festival d’Avignon a présenté :
Le 66 !
mise en scène Victoria Duhamel
musique Jacques Offenbach
livret Philippe-Auguste-Alfred Pittaud de Forges et Laurencin
transcription François Bernard
avec Paul-Alexandre Dubois, Lara Neumann, Flannan Obé, Rozenn le Trionnaire (clarinette), Lucas Perruchon (trombone), Martin Surot (piano)
scénographie Guillemine Burin des Roziers Lumières, Félix Bataillou
costumes Emily Cauwet-Lafont
production Bru Zane France
coproduction Théâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper, Maison de la culture de Bourges Scène nationale, Théâtre Montansier (Versailles), Opéra de Tours, Atelier lyrique de Tourcoing, CAV&MA – Namur Concert Hall
avec l’aide des ateliers de l’Opéra de Tours pour la réalisation des décors et des costumes
sur une idée du Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française (Venise)
durée 1h40

De toute façon, j’ai très peu de souvenirs
texte et mise en scène Éric Louis
avec Éléonore Alpi, Ligia Aranda Martinez, Maxime Christian, Ioachim Dabija, Adrien Françon, Mélina Fromont, Katell Jan, Heidi Johansson, Benoit Moreira Da Silva, Léonce Pruvost, Lola Roy, Quentin Wasner-Launois
lumière Nanouk Marty assistée de Jasmine Tison et Alice Nedelec
son Pierre-Etienne Guillem
costumes Noé Quilichini
travail vocal Jeanne Sarah Deledicq
assistanat à la mise en scène Clémentine Vignais
coproduction École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (Lyon), École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille
avec le soutien de la compagnie La Nuit surprise par le Jour
durée 1h45

Y aller voir de plus près
conception Maguy Marin
avec Antoine Besson, Kais Chouibi, Daphné Koutsafti, Louise Mariotte
film Anca Bene, David Mambouch
scénographie Balyam Ballabeni, Benjamin Lebreton
lumière et direction technique Alexandre Béneteaud
musique David Mambouch
son Chloé Barbe
maquettes Paul Pedebidau
iconographie Benjamin Lebreton, Louise Mariotte
costumes Nelly Geyres
diffusion A Propic / Line Rousseau, Marion Gauvent
production Compagnie Maguy Marin
coproduction Festival d’Avignon, Théâtre de la Ville (Paris), Théâtre Dijon-Bourgogne Centre dramatique national, Théâtre des 13 vents Centre dramatique national de Montpellier, Théâtre + Cinéma Scène nationale Grand Narbonne, Compagnie Scènes Théâtre Cinéma (Lyon), Théâtre de Lorient Centre dramatique national, Pôle-Sud Centre de développement chorégraphique national de Strasbourg, Les Halles de Schaerbeek (Belgique), Le Parvis Scène nationale Tarbes Pyrénées, Théâtre national de Bretagne (Rennes)
la Compagnie Maguy Marin à rayonnement national et international est soutenue par le Ministère de la Culture – DRAC Auvergne-Rhône-Alpes
la Compagnie Maguy Marin est subventionnée par la Ville de Lyon, la Région Auvergne-Rhône-Alpes et reçoit l’aide de l’Institut français pour ses projets à l’étranger
durée 1h30

Festival d’Avignon – 75e édition
du 5 au 25 juillet 2021
www.festival-avignon.com